À propos du « 15h17 pour Paris » de Clint Eastwood

Le théorème du Thalys

Contrairement à ce que beaucoup se plaisent à dire, Clint Eastwood n’a pas déraillé en tournant Le 15h17 pour Paris. Bien au contraire, il convient de considérer ce film par rapport à l’ensemble de sa carrière.

Le dernier film réalisé par Clint Eastwood ne laissera probablement pas une marque indélébile dans l’histoire du cinéma. Et il faut bien reconnaître qu’il est parfois un peu ennuyeux. Mais Il y a quelque chose d’étrange dans ce déchaînement de railleries quasi unanime par lequel la presse française a cru bon de saluer ce 15h17 pour Paris.

Bien sûr, les inquisiteurs affirment leur bonne foi par un syllogisme imparable : 1. Nous avons longtemps adoré Eastwood. / 2. Mais Eastwood n’est plus ce qu’il a été. / 3. Nous devons donc brûler aujourd’hui ce que nous avons adoré hier.

Eastwood n’est peut-être plus exactement ce qu’il a été, mais il n’en reste pas moins très fidèle à lui-même. Et deux remarques, d’emblée, s’imposent. La première, c’est que ce 15h17 peut être vu comme une œuvre très largement autobiographique ‒ celle d’un comédien-réalisateur de plus de quatre-vingts ans se retournant sur sa carrière. L’histoire racontée ici est celle de trois jeunes Américains lambda, menant une vie assez terne après avoir traversé une enfance difficile, des « men with no name » pourrait-on dire, qui, à l’occasion d’un voyage en Europe, réalisent un acte de bravoure qui leur vaut d’être du jour au lendemain célébrés en France, puis salués, à leur retour, comme des héros dans leur propre pays. On aura reconnu là l’itinéraire d’Eastwood, acteur de seconde zone dans une série télévisée américaine gagnant brutalement une gloire internationale à la faveur d’un western spaghetti qui ne devait lui rapporter au départ qu’une poignée de dollars. Est-il besoin d’expliquer pourquoi, dans le travelogue qui constitue un bon tiers de 15h17, la partie la plus développée est la partie italienne ?

 

Spencer Stone, Alek Skarlatos, Anthony Sadler et Clint Eastwood

 

La seconde remarque est que ce film est dans la continuité directe du précédent Eastwood, Sully, et, à un moindre degré, d’American Sniper. Dans les trois cas, le point de départ est un exploit qui a réellement eu lieu, mais s’est inscrit dans une durée somme toute très brève ‒ une petite demi-heure pour l’atterrissage de l’avion sur l’Hudson et pour le sauvetage de ses passagers ; moins de dix minutes pour la neutralisation du terroriste du Thalys. Et le reste de l’histoire, alors ? Eh bien, le reste de l’histoire, c’est, dans Sully, tous les prolongements juridiques, qui, après avoir remis en cause l’exploit, lui donnent sa validation définitive, et, dans 15h17, un vaste flashback visant à nous faire découvrir si l’exploit, aussi « circonstanciel » soit-il (car on ne croise pas tous les jours un terroriste armé jusqu’aux dents dans le train Amsterdam-Paris), n’était pas « en germe » dans l’existence jusque-là assez fade de ceux qui l’ont réalisé. Le principe du 15h17 pour Paris rejoint finalement celui de tout roman policier « à l’ancienne » ou, ce qui revient au même, de toute tragédie classique : concentration en quelques jours, voire en quelques heures, d’événements ayant des ramifications passées ou futures sur une longue période.

La différence, c’est que ces ramifications se situent normalement en dehors de la narration ‒ Rodrigue est prié de laisser faire le temps, sa vaillance et son roi dans un temps qui n’est plus celui de la représentation théâtrale ‒, alors qu’ici, Eastwood et sa scénariste choisissent de suivre leurs personnages depuis le berceau ou presque, ce qui a fait dire à certains qu’ils « meublaient ». Mais ce long détour n’en est pas un : c’est celui de la culture. À l’école, ces jeunes gens s’ennuyaient. Ils avaient, comme on dit, un « déficit d’attention ». Celui d’entre eux qui avait cru trouver ensuite sa vocation dans l’armée a vu son ambition contrariée par le fait que toutes les qualités qu’il avait manifestées pendant son entraînement n’ont pu effacer le défaut de vision dont il souffre. Il n’a pas été et ne sera jamais affecté dans le corps auquel il aspirait.

 

 

Un critique britannique facétieux a pu écrire qu’Eastwood s’était pris pour Ken Loach en faisant ce film, mais la fatalité ne dispose pas chez Eastwood d’un pouvoir absolu. La découverte de l’Europe par nos trois Américains leur montre que des vieilles dames comme Rome ou Venise gardent encore tout leur charme, qu’elles accueillent chaque jour de nouveaux visiteurs et qu’elles n’ont donc pas dit leur dernier mot. Si l’on prie au début de 15h17 et à la fin aussi, c’est bien parce qu’on croit que rien n’est véritablement tracé à l’avance. Sans doute existe-t-il une forme de religion poussant à la résignation, au défaitisme, à la destruction, mais il en existe une autre qui encourage l’initiative, la vie, et qui dit à l’homme qu’il est libre. Ne vous hâtez pas de voir l’Islam d’un côté et le christianisme de l’autre. Nous ne saurons de toute façon rien de ce qui se passe dans la tête du terroriste. En revanche, c’est le directeur d’une école privée chrétienne qui essaie de décourager la mère d’un des trois garçons au nom d’une fatalité scientifiquement établie : les statistiques indiquent que celui-ci, enfant de parents divorcés, n’a aucune chance de réussir dans la filière où il s’engage. « Je fais plus confiance à mon Dieu qu’à vos statistiques », lance fièrement la mère avant de claquer la porte. La suite montre qu’elle avait misé juste.

15h17 décevra les spectateurs qui attendent un huis clos dans un train, mais Eastwood n’a pas eu pour ambition de proposer un nouveau remake du Crime de l’Orient Express. Ce petit film a pour mission de défendre une chose toute simple : la foi, même si nul n’est tenu d’associer celle-ci à Dieu, comme le faisait la mère outrée que nous citions : il s’agit tout bonnement de donner à chacun sa chance et de ne pas se lancer dans des prédictions définitives, surtout, comme disait l’autre, lorsqu’il s’agit de l’avenir.

C’est vrai, 15h17 peut apparaître comme un film « militariste » dans la mesure où, alors que l’École qu’il montre entend purement et simplement exclure les éléments perturbateurs, l’armée se présente comme l’instance qui, quand elle refuse une orientation à une recrue, est capable de lui en proposer d’autres qui lui conviennent mieux. Car c’est bien grâce à sa formation militaire que le plus héroïque des trois héros est capable de maîtriser le terroriste et d’assurer les premiers soins à l’une des victimes. Mais peu importe l’armée, peu importe l’École. Retenons simplement la leçon de pédagogie positive qui se dégage de cette aventure. (1)

Sans avoir la hargne de ses confrères, le critique Michel Ciment s’est rallié à eux en définissant 15h17 comme un « faux pas » de Clint Eastwood. Amusant lapsus, quand on sait ‒ et Ciment ne peut pas ne pas le savoir ! ‒ que la société de production fondée par Clint Eastwood il y a un demi-siècle se nomme « Malpaso ». Eastwood avait choisi ce nom parce que son agent lui avait expliqué qu’il allait commettre un faux pas en s’en allant tourner un western italien. Faux pas peut-être, mais faux pas de géant…

 

FAL

(1) Nous n’avons aucune envie d’épiloguer ici sur le fait qu’Eastwood ait choisi de faire interpréter les trois héros par les intéressés eux-mêmes. C’est le sujet de son film ‒ l’histoire d’individus qui deviennent ce qu’ils sont.

 

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