« Casse-gueule » de Clarisse Gorokhoff, le deuil de la beauté

Il est des romans qui se lisent et une fois achevés ne laissent rien subsister chez le lecteur, marqueur d’une époque consumériste où les auteurs ne sont parfois plus que des laquais destinés à divertir des lecteurs consommant de la littérature comme n’importe quel produit destiné aux masses panurgisées. Casse-gueule, deuxième roman de Clarisse Gorokhoff, a pour vocation d’interroger notre rapport au monde à l’heure où rôde le fantasme de l’homme augmenté et où règne en maître la recherche de la perfection esthétique.

Casse-gueule prend pour assise l’histoire d’une jeune femme, Ava Zurguinther, qui est défigurée à la suite à une agression. Elle doit désormais faire le deuil de la beauté qui fut sienne. Si Ava ne fut pas toujours consciente de cette beauté et de l’attrait qu’elle suscitait, apparaît alors au grand jour non pas la monstruosité de son nouveau visage mais celle de l’âme humaine où le culte du paraître régit notre société occidentale. La singularité trouvée dans cette gueule cassée, qui n’a rien à envier aux soldats des tranchées de la Première guerre mondiale, sera finalement pour elle comme une renaissance. Sa face mettant par la même occasion comme un terme au lien factice qui l’unissait à sa mère, génitrice manipulatrice dont la beauté d’Ava était l’emblème ostentatoire de sa filiation. D’une tragédie, Ava va en faire le terreau heuristique d’une nouvelle existence qui après avoir été foudroyée renaîtra des meurtrissures de cette figure massacrée sans raison aucune des mains d’un mystérieux agresseur, devenant malgré elle l’incarnation des failles et de la fragilité de la magnificence charnelle.

A l’heure des réseaux sociaux, elle n’aura que peu de mal à retrouver son agresseur, orfèvre en soi de la déconstruction. C’est alors que le roman ainsi que la trame narrative basculent peu à peu, on découvre alors l’existence d’une société secrète syncrétique ourdissant dans l’ombre et ayant pour but de rétablir le chaos originel dans une société contemporaine dépourvue de toute cosmogonie. Ava va alors nouer un lien mystique avec celui qui lui a ôté sa beauté, prenant part à sa manière à cette quête rédemptrice destinée à refaçonner une humanité vouée à sa perte.

De ce roman où s’entremêlent emprunts philosophiques, réflexions sur notre société voyeuriste mais en réalité anophtalme, on en resortira songeur et interrogatif sur le segment historique qui est le nôtre… Mais n’est-ce pas aussi et surtout la vocation de la littérature que d’être le témoin de son temps ?

 

Romain Grieco

 

Clarisse Gorokhoff, Casse-gueule, Gallimard, mai 2018, 240 pages, 18,50 euros

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