Le cinéma de Brian de Palma a-t-il vieilli ?

A l’occasion de la sortie chez Carlotta du superbe coffret consacré à Brian De Palma, il est sans doute nécessaire de faire le point sur ce grand cinéaste. En 1989, dans la revue Starfix, Nicolas Boukhrief se demandait : « Phantom of the Paradise a-t-il vieilli ? ». Aujourd’hui, la question se pose peut-être pour la filmographie entière. Question teintée d’angoisse, car je fais partie d’une génération pour laquelle, comme le rappelait Quentin Tarantino, De Palma était la « rock star des réalisateurs ». Entendez un performer qui nous éblouissait à chaque film, à coup de mise en scène virtuose. Le sommet fut les années 1980 : en neuf ans seulement s’enchaînèrent, sous nos yeux écarquillés, Pulsions, Blow Out, Scarface, Body Double, Les Incorruptibles et Outrages ! Sans oublier évidemment l’ascension fulgurante des seventies, de Sœurs de sang à Furie, ainsi que le dernier coup d’éclat des années 1990, la solide trilogie formée par L’Impasse, Mission : Impossible et Snake Eyes. Alors, quoi ?…

Eh bien, disons que les semi-ratages des dix-sept dernières années (de Mission to Mars à Passion) ont terni, voire estompé, ce quasi-sans-faute de trente ans. Loin des yeux, loin du cœur, n’est-ce pas ?… Et il vrai que, comme un disque de rock dont on se lasse à force de trop l’écouter, le fait d’avoir vu en boucle, quinze, vingt fois, les classiques du cinéaste, pendant tant d’années, a contribué parfois à nous en éloigner, les connaissant par cœur.

 

Brian De Palma et John Travolta sur le tournage de « Blow Out »

 

au risque du contemporain

Mais il n’y a pas que cela : contrairement aux films de son ami Steven Spielberg qui, pour la plupart, ne prennent pas une ride (l’auteur du Soldat Ryan s’étant beaucoup consacré aux films d’époque), beaucoup de films de De Palma revendiquent leur caractère contemporain, notamment au niveau technologique. Ainsi, visuellement, ses œuvres sont parsemées de grosses caméras vidéo, d’écrans cathodiques et de bandes magnétiques, l’obsession de l’auteur étant la manipulation et la trahison par un Pouvoir malveillant qui nous surveille (syndrome de la génération Nixon, à laquelle il appartient). De fait, il est indéniable que certaines séquences ont pris un petit coup de vieux, quand elles ne font pas sourire, à l’image de ces plans insistants de Mission : Impossible sur les premiers envois de courrier électronique (ah, cette petite enveloppe virtuelle qui s’envole ! …) ou bien, dans le même film, toute cette intrigue autour d’une disquette (un peu encombrante à l’heure des clés USB, elles-mêmes rendues obsolètes par l’immatérialité du Cloud). Et nul doute que les téléphones portables de Passion et les vidéos YouTube de Redacted nous paraîtront intolérables dans quelques années…

Anecdotique, tout cela ? Certes. Une autre source de « vieillissement » est cependant plus grave, plus profonde, et cette fois pas du tout à la charge de De Palma : le beau maniérisme de sa mise en scène, avec cette caméra qui s’élève, plonge et tourne plusieurs fois sur elle-même, ces poursuites en plans subjectifs et ces longues séquences entièrement au ralenti ou en split-screen (écran partagé), ce maniérisme donc est totalement en porte-à-faux avec la mise en scène impersonnelle et interchangeable des yes-men qui « dominent » l’industrie actuelle. Pire : intoxiqué par les sempiternels dialogues-en-champs-contrechamps caméra-à-l’épaule-sur-fond-grisâtre-ou-bleuté qui inondent les (télé)films actuels, le grand public d’aujourd’hui ne supporterait sans doute plus cette caméra visible qui prend majestueusement son temps et impose son regard au spectateur.

 

Phantom of the Paradise

 

Pas assez modeste, vous comprenez… Au fond, cette « modestie » des cinéastes actuels, qui ne veulent pas (ou ne peuvent pas) se faire remarquer, est touchante : outre qu’elle dénote un manque flagrant de personnalité, elle nous ramène aux pires heures de l’industrie hollywoodienne, quand celle-ci, fièrement, standardisait les méthodes de tournage et exigeait des réalisateurs-tâcherons de tout « couvrir » (multiplier les angles et les tailles de plan) pour pouvoir choisir au montage. Ce contre quoi les plus grands luttèrent en douce (Hitchcock, Ford et Hawks filmaient exprès sous un seul angle pour imposer leur montage) et ce contre quoi le Nouvel Hollywood (la génération de De Palma) a lutté ouvertement, érigeant le réalisateur en Artiste virtuose. Tous ont été les héritiers, non pas des « contrebandiers » hollywoodiens du type Douglas Sirk ou Nicholas Ray, mais du génial Orson Welles. Et ce maniérisme, ce baroque, que l’on retrouve chez Coppola, Scorsese, Cimino ou certains Spielberg (pensons à 1941, La Couleur pourpre ou Empire du soleil), s’il manque de sobriété et de « modestie », est au moins le signe d’une vraie réflexion sur le cinéma, en tant qu’art et medium. De la post-modernité certes, mais incarnée, colorée et créative, propre aux années 1970-80. Loin en tout cas de l’informe culturel d’aujourd’hui.

De cette génération, De Palma reste le plus artisan (au sens noble), le plus amoureux de sa matière : la pellicule, la caméra, la table de montage. Il est d’ailleurs le seul à ne pas avoir fondé un empire, comme le rappellent fort justement les auteurs du livre, Vachaud et Blumenfeld. La propriété foncière et le pouvoir ne l’intéressent pas. Tout en visant le plaisir du public, l’auteur d’Obsession préfère voir le cinéma comme un atelier des beaux-arts, où l’on n’a pas peur de copier les maîtres pour apprendre d’eux, où une œuvre en commente ouvertement une autre, approfondissant sa dimension, l’inscrivant dans l’Histoire des formes.

 

Tom Cruise dans « Mission : impossible »

 

Alors, le cinéma de De Palma a-t-il vieilli ? Plus que « vieilli », il est sans doute « démodé ». Mais, en ces temps nihilistes, beaucoup de choses sont « démodées » : l’éloquence, la tragédie, le Romantisme, la symphonie… Au fond, De Palma est en bonne compagnie.

 

Claude Monnier

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