« Comment tu parles de ton père » de Joann Sfar

Danse avec les Sfar

Ce n’est pas avec une bande dessinée, c’est avec un livre fait uniquement de mots que Joann Sfar a choisi de saluer la mémoire de son père. Mais, au-delà du sentiment de culpabilité qui transparaît dans son titre ‒ Comment tu parles de ton père ‒, on trouvera dans ce récit le secret de la vocation de dessinateur du créateur du Chat du rabbin.

Lorsque son père est mort, il était là pour lui tenir la main, mais il se sent coupable, pour deux raisons. Contrairement à ce qu’il avait plus ou moins promis, il n’est pas allé régulièrement ‒ il n’est même jamais allé à la synagogue pour honorer la mémoire du défunt. Et, qui pis est, il a le sentiment d’avoir joui d’un « privilège » qui revenait normalement à sa sœur : celle-ci avait consacré beaucoup plus de temps que lui à leur père ; c’est elle qui aurait dû être au chevet de celui-ci dans ses derniers instants. Elle n’était pas « de garde » ce jour-là ; elle est arrivée trop tard.

C’est pour racheter cette double faute que Joann Sfar a écrit Comment tu parles de ton père. Le kaddish, la prière des morts qu’il aurait dû réciter chaque semaine, c’est finalement ce livre. Recueil de souvenirs souvent si profanes qu’ils pourraient aisément passer pour une profanation si une conclusion non-aristotélicienne et quasi religieuse ne venait rappeler au lecteur qu’il arrive que l’être trouve sa source dans le non-être.

Pour être franc, les deux premiers tiers de ce récit ne produisent à aucun moment l’émotion qu’on pensait propre au sujet (que voulez-vous ? on est exigeant quand on a lu Patrimoine de Philip Roth…) : ils ne dépassent jamais le registre de l’anecdote. Nous apprenons que le père de Sfar était avocat, que sa spécialité et sa gloire étaient de toujours tirer d’affaire les auteurs de crimes passionnels et que le décès prématuré de son épouse avait contribué à faire de lui un cavaleur infatigable. On conçoit aisément que le défilé des maîtresses de Papa ait amené Joann Sfar, orphelin très jeune donc, à se poser beaucoup de questions, plus que les garçons de son âge, sur les activités situées au-dessous de la ceinture… Fallait-il pour autant tout concentrer sur cette région ? Franchement, même s’ils sont conformes à la réalité, certains détails graveleux auraient pu nous être épargnés. L’art, c’est aussi l’art de la suggestion.

Mais brusquement l’inattendu arrive. Dans le dernier tiers de son livre, Sfar semble presque oublier son père pour nous raconter sa propre carrière, pour parler de sa vocation de créateur de bandes dessinées, et de ses pères spirituels. Hugo Pratt, par exemple, qu’il n’a jamais rencontré, et dont il n’a pas voulu prolonger l’œuvre. On lui avait proposé de donner une suite à Corto Maltese. Il a laissé ce soin à d’autres, qui, à son avis, se sont fourvoyés en voulant retrouver le style des albums les plus « classiques » du maître. Le style de Pratt ayant évolué à travers le temps, il eût fallu poursuivre, amplifier cette évolution, extrapoler. Le confirme dans cette idée le désarroi qu’il a pu lire sur le visage de Mœbius (Jean Giraud), les réticences de celui-ci à voir des disciples dans des jeunes gens qui se bornaient à lui vouer une admiration servile. Il eût aimé qu’ils se fassent au contraire les complices, les héritiers d’une quête à jamais inachevée. Parce que, comme l’a dit un jour à ses élèves un grand professeur de médecine, « suivre ses maîtres, c’est se démarquer d’eux ». 

Ce qui, curieusement, nous ramène in extremis à Me André Sfar, père biologique de Joann. L’homme savait manier le verbe et raconter des histoires, mais il dessinait si mal quand son fils lui réclamait un dessin que celui-ci était persuadé qu’il le faisait exprès, que cette incompétence n’était que désinvolture, mépris à son égard. En fait, ce fut sa chance : si André avait su dessiner, Joann n’aurait jamais osé rivaliser avec lui sur ce terrain. C’est dans cette case laissée vide qu’il a pu trouver, un peu rageusement, sa vocation. 

On croise, comme de juste, les figures de Luke Skywalker et de Darth Vader dans la dernière page du livre. Sfar Wars.

 

FAL

Joann Sfar, Comment tu parles de ton père, Le Livre de Poche, juin 2018, 6,70 euros.

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