Michel Winock et le mythe de la décadence fin-de-siècle

couverture du livre Décadence Fin de siècleEn 1997, Michel Winock publiait Le Siècle des intellectuels. Dans cet essai couronné par le prix Médicis, il interrogeait depuis l’Affaire Dreyfus la vie intellectuelle française du XXe siècle à partir de trois grandes figures, Barrès, Gide et Sartre. En 2001, l’ouvrage Les Voix de la liberté présentait cette fois les combats politiques et littéraires des écrivains engagés du XIXe siècle, de 1825 à 1885. Décadence fin de siècle vient combler l’écart chronologique qui séparait les deux livres et plonge le lecteur dans les dernières années du XIXe siècle, de la mort de Victor Hugo à l’incendie du Bazar de la Charité.

 

Un ouvrage synthétique et efficace

Organisé comme une « chronologie des manifestations décadentielles », déclinant portraits d’écrivains et épisodes historiques, Décadence Fin de siècle nous conduit en dix-sept courts chapitres – et le lecteur appréciera tout particulièrement ce dix-septième et ultime chapitre, particulièrement réussi –  de 1885 jusqu’au très symbolique incendie du Bazar de la Charité en 1897, au cours duquel périrent de nombreuses femmes de la haute société. Ce dernier événement résonne à la fois comme le signe d’une apocalypse en marche et comme la rencontre de la mort et de la beauté, cristallisant tous les fantasmes de la « fin de siècle ».

Si Vladimir Jankélévitch a pensé philosophiquement la décadence en 1950 dans un article majeur publié dans la Revue de métaphysique et de morale et si de nombreuses études littéraires existent sur l’esthétique décadente, qu’on songe par exemple aux travaux de Jean de Palacio ou de Pierre Jourde, le grand mérite de l’ouvrage de Michel Winock est, dans une langue simple et précise, d’éclairer de manière synthétique un moment particulièrement complexe de l’histoire des idées où se nouent science, littérature et politique, mais aussi morale, imaginaire collectif, peur de la mort et de la chute.

La bibliographie, l’index, la chronologie et la table des matières achèvent de faire de Décadence Fin de siècle un ouvrage très utile et méthodique. Parfaite propédeutique à la littérature de la période en question, immersion passionnante et concrète, Décadence fin de siècle nous laisse aussi chercher les échos actuels de la « fin de siècle », qui n’est pas uniquement la fin du siècle : dépassant les bornes chronologiques, la décadence en effet devient mythique.

 

Une affaire de style 

Quand la France parade et se rassure dans un bain de technicisme, de démocratie et de laïcité, quand elle s’amasse aux expositions universelles ou devient foule du 1er mai, de nombreux écrivains, au-dessus de la mêlée, multiplient tous azimuts les adjectifs rares, les circonvolutions byzantines, les néologismes et les images fortes qui sont autant de repoussoirs au vulgaire et à la foule. Les champs lexicaux du « faisandé », du « pourri », du « décomposé » se démultiplient. On ne compte plus les occurrences des mots « décadent » et « décadence ». On va jusqu’à « déliquescences », qui est aussi le titre qu’André Floupette donne à son recueil de poèmes. Les frontières entre le médical, le moral et l’esthétique s’estompent. La névrose s’entretient. La hantise et la fascination de la syphilis, le doute à l’égard du suffrage universel et la quête du style se rencontrent dans cette « fin de siècle » qui devient chez les auteurs tout à la fois un état d’âme, une opposition politique et une postulation esthétique :

 

Le terme de décadence n’est pas un concept scientifique. Il est le fruit d’une construction de l’imaginaire, mimétique, collectif, une Stimmung, un état d’âme, une atmosphère, un climat moral que l’on a appelé “ fin de siècle. ” »

 

La décadence devient la bannière de prophètes nostalgiques, agaçants et parfois géniaux. Huysmans sera le premier à peindre le type même du décadent dans A Rebours, un roman publié en 1884. Parmi d’autres auteurs hauts en couleur, on trouve Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy, le Sar Mérodack Josephin Péladan mais aussi des figures mineures : Jean Lorrain, l’étonnante Rachilde, ou encore René Ghil. Ce qui les réunit au-delà de leurs différences, c’est certes l’outrance de l’expression et le pessimisme, mais aussi une série de thématiques fortes : regret d’un catholicisme perdu, défiance à l’égard du suffrage universel, opposition à l’émancipation des femmes, volonté de se singulariser…

 

Le bruit et la fureur 

L’indéfinissable décadence se caractérise donc en partie par une langue et une pose. Mais elle apparaît aussi comme un ensemble de phénomènes historiques et sociaux. C’est bien face à des changements profonds qu’émerge le sentiment de décadence : aussi ce dernier est-il réaction à la fois au triomphe républicain, à la démocratie, au matérialisme et aux métamorphoses qui touchent la France de cette époque. La « fin de siècle » voit notamment l’épisode symptomatique du boulangisme, ce populisme qui désespère Durtal à la fin de Là-bas et qui engendrera des générations de gosses « qui s’empliront les tripes » et « se vidangeront l’âme par le bas-ventre. »

C’est donc définitivement sous le signe du paradoxe et de l’antithèse qu’il faut placer cette « fin de siècle » au cours de laquelle se côtoient messes noires et progrès techniques, où l’essor du mouvement ouvrier coïncide avec la naissance du nationalisme et des poussées d’antisémitisme. Une violence diffuse saute aux yeux dès lors qu’on parcourt la chronologie proposée à la fin de l’ouvrage : vague d’attentats anarchistes, assassinat de Sadi Carnot, grèves, fusillade de Fourmies… Si l’Affaire Dreyfus, considérée comme l’acte de naissance des « intellectuels », réconcilie les écrivains avec l’engagement politique à la fin de l’année 1897, les esthètes, les écrivains et les publicistes des années précédentes ont été les chantres de l’agonie et du mépris du monde réel, préférant célébrer la puissance du rêve et de l’artifice : « Devant la nouvelle civilisation industrielle, démocratique et utilitaire, ils ont développé le pessimisme aristocratique, esthétique, l’anarchisme littéraire, attendu ou célébré la fin du monde. »

 

Laure de la Tour

 

Michel Winock, Décadence fin de siècle, Gallimard, « L’Esprit de la cité », octobre 2107, 288 pages, 23 euros

 

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