Des bouts d’existence, l’autobiographie d’Aldo Naouri


Et puis notre maison, elle aussi, a été détruite. Nous sommes partis habiter une baraque dans un village voisin au nom étrange, Litama. »  

Celle-ci aussi sera détruite et Madame veuve Naouri, trente-sept ans, emmènera ses dix enfants, à l’ombre du mail d’Orléansville, à cette heure encore franco-algéroise (1). Deux guerres et un tremblement de terre plus tard, le jeune homme Naouri, un des huit bacheliers de sa ville d’adoption, montera à la Métropole. Première étape, Besançon, en attendant de finir son Internat à Paris et de devenir the good man at the right place, ce pédiatre aux inflexions psychanalytiques dont chaque famille, quarante ans durant, dans le désert de l’existence, recevrait le nécessaire, la manne à elle seule destinée. En effet, nul n’ignore que pour chaque enfant d’Israël, la manne eut goût particulier. Personnellement, j’aurais, avec le plus vif appétit, reçu un fort thé noir sucré de miel, dûment garni de toasts et de muffins, Charlot, si j’en crois La Ruée vers l’or, aurait préféré un poulet. Chacun. Aussi Naouri, fort d’une expérience toute de contrastes, selon les cas et surtout les nécessités, se montrera, diagnostic dûment posé, tour à tour médicastre, analyste et encore chaman. Chasseur et collectionneur d’âmes, il aura, sa vie durant, consacré à l’une ou l’autre des folies humaines des maîtres-livres, où avec une justesse sans égale, la folie des mères comme le retrait des pères se verront mis à nu.  Avec ce ce très étrange mélange de finesse extrême et de tranquille brutalité qui le caractérise, il aura abordé tous les sujets qui fâchent, ces comportements nouveaux, qui, allegro vivace, sous le masque trompeur de « progrès sociétaux », sapent ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler la « commune décence » ou minimum requis par toute société.

Des bouts d’existence n’est pas un livre de même eau, son projet est autre, admirablement construit.  

Son sujet ? L’acculturation

Acculturation :  processus par lequel une personne ou un groupe assimile une culture différente de la sienne. 

Processus n’implique nullement triomphe et l’une des grandes leçons de la vie tient sans doute à la partielle réussite du procès. À la fin du compte, pour tout conte, ombre du conte, ne demeureront que des bouts de ficelles, trop courts pour nouer aucun faisceau de sens définitif :  des bouts d’existence. Sur ce thème, intraitable de manière clinique ou seulement théorique, Aldo Naouri offre à son lecteur la plus limpide et merveilleuse des performances, où la biographie se fait paradigme. 

Le lire permet de se convaincre, si nous ne l’étions déjà, que tout enfant, se rendant à l’école, se voit condamné à refouler, mettre en sourdine, taire, oublier en partie sa langue maternelle pour traduire ses affects, ses expériences et son savoir en langue étrangère, langue commune, en un mot, langue de culture. Dans le cas de Naouri, il s’agissait du judéo-arabe. Toute communication avec autrui nécessite traduction. Pour vivre, il faut traduire toujours. Traduire la langue du fonctionnaire, celle du flic, du maître, du passant indifférent, du commerçant, du disciple, celle de l’ennemi, de l’ami, du fils, du faux ami, de l’amoureux ou de l’amant, du menteur, celle du méchant, de l’habile ou du sage… ad libitum. Quel meilleur interprète ses patients auraient-ils pu trouver, que cet homme, traversé dès l’aube par l’italien, l’arabe, l’hébreu et le français ? Et si la condition d’émigré constituait le premier paradigme de toute vie en société, à condition que chacun se soumît au procès permis par l’acculturation et seulement par elle ? 

Des bouts d’existence permet de se convaincre, qu’en cette absence commune d’acculturation, gît sans doute un des principaux maux du Siècle. Convaincus par leurs parents que la maison mapaternelle constitue l’alpha et l’oméga, les enfants, désormais, écoutent sans entendre, regardent sans voir et récitent sans croire, refusant tout simplement, individus trop confiants dans les valeurs transmises, de devenir des élèves et partant, méprisent tout savoir venu d’hors les murs bénis d’un foyer dévorant. En un mot comme en cent, l’enfant apprend aujourd’hui à vivre ce prodige d’être et de n’être pas. Présent, il est absent sans jamais tout à fait s’absenter. De par une volonté tôt apprise, empêché de fuir au pays qui lui ressemble : au pays imaginaire. Tous les parents, Groseille et Maquereau, toutes classes sociales confondues, soucheux ou émigrés de fraîche ou longue date, tous, sans exception, contre « l’école pour tous », entretiennent les préventions des Coluchards ou Gilets jaunes à qui on ne la fait pas. Tous brandissent la quenelle qu’on ne leur mettra pas, certains d’être des Fénelon en charge de rois et que leurs nouveaux ducs de Bourgogne sont tous des incompris : surdoués non diagnostiqués, dyslexiques ou dyspraxiques non diagnostiqués et pourquoi pas des autistes, Asperger, il va sans dire, souffrant, selon les dires de leurs mères, de phobie scolaire ou d’injustice caractérisée. 

Né gueux, Naouri usa, comme nos pères, longtemps sous tous les continents, autrement de l’école et de tous ses savoirs, a fait son propre miel. Je vous laisse filer la métaphore de la ruche, des champs de fleurs et du pollen, jusqu’à ce que vous entendiez le message : même les tant vantés Hussards noirs de la République ne pourraient rien dans un contexte où chacun, avec une frénésie sans pareille, prétend faire de son fils ou de sa fille son clone parfait, le porteur de valeurs, le héraut d’une histoire, que dans le délaissement de la Modernité et du nombre, il craint, surnuméraire, de devoir perdre. La défaite des pères sera la défaite des fils où chacun se voit sommé de reproduire le modèle, non plus de devenir ce qu’il est. 

A rebours de toutes les pensées 68 dévoyées et de leur exacte réplique, le recours aux chimères du repli, Des bouts d’existence comme un bon aquilon, offert aux derniers roseaux pensants, heureux de n’être pas nés chênes. 

En effet, toute mère possède son langage idiosyncrasique et toute famille est microcosme dont il faudra, bon an mal an, sous peine de mort sociale ou psychique, que l’enfant sorte. En substance, aucune illusion. Toutes les familles, cher, très cher, Douglas Coupland, sont psychotiques et l’enfance, toutes les enfances, une prison toujours dont la rencontre avec le monde délivrera l’enfant, qui y reviendra, purifié, lavé après un long voyage. L’enfant prodigue reviendra baiser les pieds de la mère folle et saluer le père souffrant, qui saura remercier celui qui l’a laissé partir, vivre sa vie, échouer et recommencer. L’autre enfant, celui dont la mère aura réussi le prodige de le conserver jusqu’à sa propre mort dans son liquide amniotique, s’étiolera, confi de haine et de certitudes. Regardez- le. En famille ou en compagnie, il est seul, ne se parle qu’à lui même, se crispe et s’irrite, se ferme et s’absente dès que faites montre d’une autre opinion que la sienne. Quand vous lui parlez, c’est sa mère que vous injuriez, qu’il l’appelle son pays ou son dieu. Le bonheur passe — n’en déplaise à tous les Romantiques — par l’épreuve de l’acculturation, de l’humiliation, du rejet et enfin par la joie d’en avoir triomphé par ses propres armes, le commerce de l’amitié d’abord qui ouvre la voie à la possible rencontre amoureuse et l’accumulation raisonnée de savoirs nouveaux, de savoirs inconnus des vôtres.   

L’enfance est le point d’eau, on y revient toujours, solfiait Pascal Jardin dans La Guerre à neuf ans, ouvrage qu’on ne lit plus guère et qui pourtant constitue une manière de chef-d’œuvre.  La preuve ? Je l’avais prêté à feu mon maître Pierre Vidal-Naquet qui, mon lecteur l’imagine aisément, n’était pas précisément un fan de la famille Jardin et il m’avait avoué en avoir été bouleversé.  

Douce ou barbare qu’importe ! L’humanité exige la rupture, la sortie de cette Égypte, qu’on dit famille, clan ou patrie pour mieux la retrouver.  

Que Des bouts d’existence est doux à lire, en ces temps où l’endogamie à nouveau gouverne les esprits qui, trop pressés de conclure, tiennent tout ce qui semble abîmer et dépeupler le vert paradis pour violence, quand il ne s’agit que du premier pas vers la civilisation : l’unique effort raisonnable que tout homme ici-bas puisse consentir en direction de la paix. Seule l’acquisition de cette langue de culture, d’échange de savoirs communs permet l’urbanité.  

 Sur ce thème, à tort peu considéré, Aldo Naouri livre un ouvrage étonnant. En lieu et place de « mémoires servant à l’histoire de leur vie », les hommes n’auront plus à offrir en partage à leurs descendants que des « bouts d’existence », des fragments, qui se feront paradigmes d’histoires communes à des sexes et des parcours partagés. 

Ceux, que pour une raison ou un autre tourmente l’intéressante question de l’acculturation, devraient sans tarder acquérir et lire ce livre de souvenirs paradoxaux, cet éloge du refoulement.

On ne guérit pas parce qu’on se souvient on se souvient parce qu’on guérit. » 

Lacan cité par Naouri 

Qu’est-ce que la « guérison » selon Naouri, le retour à l’homéostasie de la psyché, parallèle à l’homéostasie des organes. 

Voilà. À présent je laisse mon lecteur libre d’aller à sa guise dans le cerveau d’une personne remarquable, un individu véritable, qui nous livre ici, en un savant et apparent désordre, les souvenirs longtemps refoulés qui l’ont fait ce qu’il est. Il y a du Stifter chez ce juif, né d’un mort et d’une mère analphabète autant qu’excellente conteuse, à Benghazi qui êtes en Lybie dans les années trente. 

En vous souhaitant d’éprouver, vous aussi, le plaisir que je pris à lire ce nouvel Été de la Saint-Martin, cette arrière-saison, de victoires et de défaites, toute tressée, et en priant mon lecteur d’écouter en sourdine le chant profond qui, de ces bouts d’existence s’élève. Rien de moins que « le chant de confiance dans la vie », réclamé par Nietzsche à toutes forces. En cette écoute peut-être réside le seul sens véritable de toute vie humaine. 

Au-delà de l’injustice du sort, du dictat social, des tragédies humaines, une note d’espérance : écoute cet homme, il a vécu, il a souffert, il a vécu et il te dit que la vie est une grande aventure. Nemo, Pierre Arronax, Ned Land ou Conseil, embarque-toi ! Ismaïl ou Nathanaël, mets-toi en marche, avant que nuit ne tombe, vers la ferveur !   

Sarah Vajda

Aldo Naouri, Des bouts d’existence, Odile Jacob, mars 2019, 22,90 eur

(1) El-Asnam, ainsi renommée après l’indépendance, est une commune de la wilaya de Chlef dont elle est le chef-lieu, située à 200 km au sud-ouest d’Alger et à 210 km au nord-est d’Oran.

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