« Entre deux rives » de Kim Ki-duk

Corée-lations

À travers l’histoire (en partie authentique) d’un malheureux pêcheur entraîné malgré lui sur sa barque du mauvais côté d’un lac frontalier, Entre deux rives, du réalisateur sud-coréen Kim Ki-duk, propose une interrogation saisissante sur l’avenir de deux pays frères et ennemis.

Grammairiens et linguistes sont souvent de pénibles coupeurs de cheveux en quatre, mais on sent bien que lorsque Grevisse consacre toute une page, citations à l’appui, à la question de savoir s’il faut écrire « il y a deux France » ou « il y a deux Frances », « les deux Allemagne » ou « les deux Allemagnes », l’incertitude entre le singulier et le pluriel dépasse le cadre du bon usage orthographique et reflète une interrogation d’ordre géopolitique. Et si l’on veut bien admettre que, pour l’Allemagne, la question ne se pose plus vraiment aujourd’hui, elle reste plus que jamais d’actualité avec ces deux Corée(s) qui semblent tout d’un coup se rapprocher, à la faveur des Jeux olympiques d’hiver qui se déroulent en ce moment à PyeongChang.

Ceux qui sont allergiques à la grammaire, au ski ou au patin à glace, mais qui souhaitent quand même avoir une idée des rapports entre la Corée du Nord et la Corée du Sud pourront avantageusement se rabattre sur le film de Kim Ki-duk Entre deux rives récemment édité chez Blaq Out (à ne pas confondre avec un film fantastique américain avec Keanu Reeves et Sandra Bullock sorti en France en 2016 sous le même titre). Tout commence par un incident on ne peut plus mineur. Le moteur de sa barque étant tombé en panne, un très modeste pêcheur nord-coréen est entraîné malgré lui de l’autre côté du lac où il tend chaque jour ses filets.

Mais, de l’autre côté du lac, c’est la Corée du Sud.

Donc, la liberté et la démocratie. De fait, les services de sécurité sud-coréens font preuve au départ d’une très grande courtoisie et d’une grande humanité à l’égard de ce « transfuge ». On l’habille de neuf ; on met à sa disposition un jeune cicérone très sympathique pour l’aider dans les procédures administratives que sa situation rend inévitables. Pourtant, très vite, les choses se gâtent. Ce Nord-Coréen crie son désir de retourner dans son pays avec tant de force et de véhémence qu’il ne saurait être qu’un espion. Car enfin, quel homme sensé préférerait la Corée du Nord à la Corée du Sud s’il était libre de choisir entre les deux ? Monsieur dit qu’il veut retrouver sa femme et sa fille ? Allons ! qu’il cesse de faire son intéressant ! Qu’est-ce qui l’empêche de rester en Corée du Sud et de fonder tranquillement une nouvelle famille ?

 

 

Lui ne voit pas les choses sous cet angle. Dans sa candeur, il a du mal à comprendre que, dans les rues de ce pays où, dit-on, coulent le lait et le miel, on puisse croiser des femmes contraintes de se prostituer pour subsister. Mais sa naïveté têtue ne fait qu’aggraver son cas. Aux interrogatoires succèdent les interrogatoires, un peu plus absurdes et plus violents chaque fois. En un mot, dans les bureaux des services de sécurité, il y a de quoi perdre la boussole : cette Corée du Sud a en fait des allures de Corée du Nord (tout comme, dans le film De l’autre côté du mur, sorti en 2013, l’administration ouest-allemande se révélait être la copie conforme de l’administration est-allemande). Comment dit-on ironie en coréen ? Ne cherchez pas : le mot, comme on peut le constater dans l’interview du réalisateur qui constitue le bonus du dvd, est à peu de chose près le même qu’en français.

Mais demandons-nous plutôt jusqu’où peut aller l’ironie du destin. L’obstination du pêcheur est telle, son refus de goûter aux fruits défendus du capitalisme est si ancré en lui qu’on finit par le laisser regagner sa Corée du Nord. Lorsqu’il retrouve enfin la rive qu’il n’aurait pas dû quitter, il est accueilli en héros et fait la une des journaux ; il est celui qui a su résister. Mais dans les bureaux des services de sécurité nord-coréens, le ton est tout autre ; en réalité, on doute de sa vertu : qu’as-tu fait au juste quand tu as arpenté les rues de Séoul ? pourquoi, traître, as-tu accepté ce moteur tout neuf que les Sud-Coréens t’ont offert pour remplacer ton vieux moteur ? d’où sort cette peluche que tu as rapportée pour ta petite fille ? On doute d’autant plus de sa vertu que, dans ces bureaux, on sait mieux qu’ailleurs, même si on ne l’avoue pas, qu’il est parfois très utile, très pratique, d’avoir au fond de ses poches quelques dollars américains.

 

 

Tous ces enchaînements et tous ces retournements sont ceux d’une tragédie : tout cela, évidemment, finira mal. Si le titre français Entre deux rives peut, par l’alternative qu’il suggère, laisser la place à une vague lueur d’espoir, le titre anglais international, The Net (« le filet », ou, mieux encore peut-être, « la nasse »), indique clairement que la partie est perdue d’avance.

Et pourtant, il n’est pas interdit de croire le réalisateur Kim Ki-duk quand il déclare que cette histoire (cette fable ?) est une leçon d’optimisme. Car la triste fin de cette mécanique infernale est comme l’affirmation a contrario d’un principe somme toute assez rassurant, qui est que la démocratie ne saurait être l’apanage de tel pays précis et que, pour exister vraiment, elle doit exister partout. Ce work in progress, diront certains, risque d’être très longtemps in progress. Certes. Mais le film montre que, tout comme une démocratie peut être déstabilisée par la proximité d’un pays totalitaire, l’inverse existe aussi : même si l’hypocrisie règne quand une tyrannie emploie le mot « liberté », cette hypocrisie est l’hommage que le vice rend à la vertu.

 

FAL

Entre deux rives (The Net), de Kim Ki-duk, avec Ryoo Seung-bum, Lee Won-geun, Kim Young-min, Choi Gwi-hwa, Ahn Ji-hye. Blaq Out, décembre 2017, 19,99 euros

Remerciements : Christophe Colléaux

 

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