Entretien avec le dessinateur de l’adaptation en bande dessinée du roman de J.-P. Manchette “Nada”

Max Cabanes au cas Nada

Après La Princesse du sang et Fatale, Doug Headline et Max Cabanes poursuivent leur travail de mise en images des romans de Jean-Patrick Manchette. Ils se sont attaqués cette fois-ci à Nada, souvent cité comme son chef-d’œuvre, le seul en tout cas qui ait été transposé — en l’occurrence, par Chabrol, il y a quarante-cinq ans — au cinéma de façon convaincante.

 

L’adaptation en bande dessinée du roman de Jean-Patrick Manchette Nada devait à l’origine être l’affaire de Tardi. Mais celui-ci déclara forfait après avoir dessiné la première page. Il devait expliquer plus tard qu’il avait été pris entre deux feux : Manchette avait écrit son roman avant la naissance et les attentats du groupe terroriste Action Directe. Rester fidèle au roman en ignorant ces attentats, c’était ignorer l’Histoire. Prendre en compte ces attentats dans la bande dessinée, c’était dénaturer le roman original.

L’album Nada qui vient de sortir chez Dupuis n’est donc pas l’œuvre de Tardi, mais de Doug Headline (pour le scénario) et de Max Cabanes (pour le dessin), qui poursuivent ainsi le travail entamé avec leurs adaptations de deux autres romans de Manchette, La Princesse du sang et Fatale. Va-t-on leur reprocher de ne pas avoir eu les mêmes scrupules que Tardi ? En réalité, si l’on peut dans une certaine mesure comprendre les raisons qui avaient amené celui-ci à s’arrêter en chemin — a-t-il été si pointilleux quand il a adapté Céline ? —, on pourrait dire aussi que ce qu’il signalait comme l’écueil qui avait déterminé sa décision constitue au fond le cœur même du roman.

Tardi, donc, se disait gêné par le fait que les terroristes de Manchette — terroristes d’extrême gauche, que nos jeunes lecteurs se garderont de confondre avec nos terroristes actuels — n’obéissaient à aucune motivation précise. L’intrigue — faut-il la rappeler ici ? — tient en deux lignes : un groupe de terroristes, donc, Action Directe avant la lettre, entreprend d’enlever un diplomate américain lors d’une de ses visites dans un luxueux bordel parisien, mais très vite l’opération tourne mal.

Elle tourne mal d’abord pour la raison qu’on vient de dire. Une fois le diplomate enlevé, nos terroristes ne savent plus très bien quoi faire. Nada est d’une certaine manière un titre à double fond : c’est le nom que les nihilistes ont donné à leur groupe, mais ils n’ont aucune idéologie véritable pour justifier leur nihilisme. Rien ne vient justifier leur défense du Rien. Le Néant puissance deux. Quelques formules ici et là, bien sûr, contre le système et contre la société pour justifier leur rancœur et leur haine, mais c’est surtout à eux-mêmes qu’ils en veulent, chacun ayant le sentiment qu’il a raté sa vie et étant le premier à se dénigrer.

L’autre raison pour laquelle cette affaire tourne mal et se terminera dans le sang, c’est, en face, la médiocrité et le cynisme crapuleux des représentants de l’ordre et de la justice. On condamne les hommes de main qui ne font qu’exécuter les consignes en prétendant que les consignes n’ont jamais été données ; on met en difficulté, pour régler des comptes personnels, ceux-là mêmes avec qui on est censé collaborer ; on pratique systématiquement, voluptueusement, vicieusement la politique du pire. Pas un personnage pour racheter l’autre. Là aussi, donc, un grand néant.

Et pourtant, comme d’habitude chez Manchette, s’affirme une espèce d’ironie positive qui fait que tout espoir n’est pas perdu. Il y a, comme le signale Max Cabanes dans l’entretien qui suit, cette acceptation stoïque, sinon stoïcienne, de la mort par certains terroristes et qui leur permet de donner in extremis un sens à leur existence jusque-là bien vide, ou, pour parler comme Malraux, de transformer leur vie en destin.

 

 

Mais on pourra aussi trouver un motif d’espoir en considérant ceux qui pensent benoîtement sauver leur peau en se rendant. Croient-ils que, simplement parce qu’ils déposent les armes et s’avancent vers eux les mains en l’air, les flics ne les descendront pas ? Pauvres naïfs ! Mais cette naïveté même, qui chez eux consiste à créditer autrui de qualités morales qu’eux-mêmes n’ont pas, prouve qu’ils ont quand même, constamment et nettement présente dans leur esprit, l’idée de justice, tout comme, dirait Montesquieu, chacun de nous a en soi l’image d’un cercle sans avoir besoin d’en voir un. Ceux qui ont vu l’adaptation cinématographique que Chabrol avait faite de Nada ne sauraient oublier la grimace d’incrédulité de Mariangela Melato au moment de sa mort : le fait de mourir la scandalise beaucoup moins que le fait d’être abattue de sang-froid par des adversaires qu’elle pensait loyaux.

Pour être franc, il nous semble que cette part d’optimisme désespéré qu’on trouvait dans le roman et dans le film est un peu moins sensible dans la bande dessinée de Cabanes et Headline, mais c’est peut-être dû à la fidélité méticuleuse de leur travail : un album de bande dessinée de deux cents pages est forcément moins « léger » qu’un Série Noire de deux cent cinquante pages. Et c’est peut-être aussi, tout simplement, l’effet du temps qui passe. Passé simple dans la narration (directement empruntée au roman original) et reconstitution historique dans les décors de rues et d’immeubles sont là pour nous dire que nada, c’est aussi ce qu’on ne reverra plus. La mort, expliquait Sénèque, n’est pas seulement un événement à venir, c’est également tout ce que nous avons déjà vécu et que, par définition, nous ne revivrons jamais.

 

FAL

à suivre l’entretien avec Max Cabanes, le dessinateur de l’adaptation en bande dessinée du roman de J.-P. Manchette Nada

 

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