« Les Hautes lumières » roman de l’ironie du sort

Le nouveau roman de Xavier de Moulins, Les Hautes Lumières, est, comme les quatre précédents, un « portrait de famille ». Mais le cas qu’il ajoute ici à sa déclinaison est un cas particulier.

 

Lorsqu’on fait remarquer à Xavier de Moulins que la famille est l’un des thèmes obsessionnels de ses romans, c’est tout juste s’il ne se fâche pas : « L’un des thèmes ? Vous voulez dire ma seule et unique obsession ! »

Elle est donc encore là, cette obsession, dans son nouveau livre, Les Hautes Lumières, mais cette cinquième variation se distingue des autres en traitant, pour ainsi dire, le thème « en creux » : la famille, ici, reste à faire.

Donc, Nina la coiffeuse aimait Tahar le chauffeur de taxi et Tahar le chauffeur de taxi aimait Nina la coiffeuse, et leur histoire était a priori de celles qui se terminent par « ils vécurent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants ».

À ceci près que Nina ne peut pas avoir d’enfants.

Tous les progrès et tous les efforts de la médecine moderne n’y feront rien. Fécondation in vitro ? Nina affronte en vain toutes les étapes de ce parcours de la combattante. Elle voudrait, elle veut être mère, mais ni la biologie, ni l’amour sincère de son mari ne peuvent quoi que ce soit pour elle. Pourquoi ? C’est une vieille histoire…

Situation d’autant plus frustrante que, comme on pourra le voir dans l’extrait qui suit, Nina exerce son métier à EuroDisney ‒ elle coiffe les comédiens qui interviennent dans les différentes attractions ‒ et ne cesse donc de croiser des bambins. Et d’autant plus frustrante encore que, de l’autre côté de la Méditerranée, au Maroc, dans la famille de Tahar, les enfants ne manquent pas.

Mais c’est peut-être là qu’est la « solution ». Et si Tahar et Nina adoptaient le plus jeune d’entre eux, Abdelkrim, pour le ramener avec eux en France ? Cela implique, bien sûr, que celui-ci soit séparé de ses vrais parents, mais, si discutable qu’elle puisse paraître aujourd’hui, une telle démarche aurait été parfaitement normale chez les Romains. Et elle porte en elle une humanité qu’on chercherait en vain dans les railleries que Nina doit subir de sa mère, qui ne comprend pas que sa fille et son gendre n’aient pas été fichus de trouver le « mode d’emploi ».

Comme dans ses précédents ouvrages, Xavier de Moulins, romancier, n’oublie pas qu’il est aussi journaliste et qu’il n’est pas interdit de construire une fiction à partir de l’actualité : nous savons comment la question du « mariage pour tous » a entraîné dans son sillage celle de la PMA. À la première partie médicale que nous avons évoquée succède une autre partie documentaire, mais le parcours du combattant devient cette fois-ci d’ordre administratif. Il ne suffit pas, pour adopter un enfant, d’avoir le plein accord de ses parents biologiques. Il faut avoir le droit de le faire. Or les services officiels, marocains et français, sont intraitables : Abdelkrim ne saurait être adopté, puisqu’il a déjà une vraie famille. Faut-il préciser que ces obstacles bureaucratiques se doublent de préoccupations financières ? Nina et Tahar ne peuvent rester constamment tous les deux au Maroc auprès d’Abdelkrim. Les allers-retours en avion coûtent cher. Et si Nina s’offre le luxe de renoncer à son travail, Tahar doit rester à Paris pour continuer à faire bouillir la marmite.

Nous en avons trop dit ? Allons, c’est maintenant que la véritable histoire commence, que le suspense se met en place. Galvanisée par les contrariétés administratives, Nina décide de ramener clandestinement en France Abdelkrim. Jamais sans mon fils. Mais, alors qu’elle s’applique à déjouer barrages militaires et contrôles de douane avec une énergie décuplée, elle est en train de perdre un allié.

À Paris, Tahar, « le pur » ‒ puisque tel est le sens de son prénom ‒, n’est peut-être plus aussi pur. Tant d’embûches lui ont fait perdre la foi qui lui faisait désirer, lui aussi, cette adoption. Et puis, il y a, presque chaque jour, cette photographe qui entend faire de lui le héros d’une exposition destinée à prouver au grand public que le 93 est bien autre chose que le neuf-trois…

Et les choses vont encore se compliquer. Il n’est pas sûr que, malgré le sombre prologue onirique par lequel l’auteur a pris soin d’ouvrir son récit, il faille voir dans ces complications l’œuvre du destin. Il est peut-être plus raisonnable de n’y déceler que des coïncidences, de penser que le tragique le cède ici à l’absurde, tout « simplement ». Quoi qu’il en soit, tout est loin d’être réglé à la fin du récit. Ces « hautes lumières » que le titre emprunte à une chanson française, mais qui semblent bien être la copie conforme de l’anglais highlights, qui désigne les moments forts d’un événement ou les « clous » d’un spectacle, ‒ ces hautes lumières, donc, seront l’affaire du lecteur. Disciple militant de Proust, Xavier de Moulins prend le risque de demander ouvertement au lecteur d’être le « second auteur » de son livre. Ce qui nous ramène au sujet même : création, sinon procréation, assistée. Nous serions même tenté de dire, fécondation in vitraux, étant donné le caractère quasi religieux de la mission qui nous est confiée.

 

FAL

 

Xavier de Moulins, Les Hautes Lumières. JC Lattès, octobre 2017, 356 pages, 19 euros

 

EXTRAIT

(avec l’aimable autorisation de l’auteur)

 

Les Hautes Lumières, I, 6, extrait

Après l’échec de la troisième FIV, elle n’a pas pu résister. Elle s’est constitué un trésor. Des langes et des grenouillères. Une boîte à musique, un doudou si doux, deux peluches, une paire de chaussons blancs, un bonnet tricoté, une poupée désarticulée. Un nécessaire à secrets. Un butin pour garder espoir. Elle l’a caché en bas d’une armoire.

Ne pas sombrer.

Elle est assise sur une mer de coussins, le dos bien calé contre le mur. Elle attend. Elle a souvent aperçu un enfant jouer ici.

Elle le surveille.

Il est là.

Le bébé gazouille, il salope de ses adorables petites mains la grande fenêtre ouverte sur le jardin.

Elle entend son petit chanter. Elle le berce.

Elle est sortie exsangue de chaque tentative.

Après les FIV, après le vide suivant chaque échec, elle a connu un autre abîme, plus effrayant encore que les montagnes russes hormonales. Un pays flou sans frontière et on microclimat, un ciel désemparé sur les vertiges de l’âme, une mort sans la mort.

Épuisée, découragée, déréglée par les traitements, brisée par la déception, Nina a eu besoin de temps avant de reprendre son élan, de repartir à l’assaut du destin, navigatrice solitaire sur une mer démontée.

Elle a pensé à mourir pour de vrai, à la meilleure façon de s’y prendre pour se pendre à la fenêtre de sa chambre avec une corde achetée au Bricorama du coin. Une corde de chanvre comme dans les westerns de son enfance, ou un bout de ficelle en lin torsadé.

Double peine, elle s’en est voulu d’avoir voulu en finir. En sentant un nœud imaginaire se serrer autour de son cou, elle a eu honte. Elle est allée puiser au fond de son cœur le meilleur, cette petite lumière d’espoir qui ne la quitte jamais, ce feu qui la protège toujours depuis le début.

Et Nina est revenue dans la vie.

Travailler à Disney l’a aidée.

Elle s’est souvent noyée dans la foule à l’heure du déjeuner. Sous les torrents de leurs cris, elle épiait les petits, quelques brasses dans les rivières de leurs rires. La déflagration de leur joie en haut des manèges. Cachés derrière leurs ballons ou leurs pommes d’amour, ils lui dessinaient la beauté du monde.

Sous un ciel noir au cœur d’un printemps soyeux, elle a décortiqué les familles. Elle a envié les mères, heureuses et fatiguées souvent, des mères de toutes les tailles, de toutes les couleurs, qui embrassent ou engueulent leur progéniture, enlacent ou haïssent leur mari.

De Small World à Pirates des Caraïbes, du Train de la Mine à Peter Pan, Nina chassait des bribes de vies, respirait ces parfums, mélanges subtils de contraintes et de liberté. Une ombre, une bouillie, un sourire. Elle est parfois tombée sous le charme immédiat d’un petit. Assise sur un banc de Main Street, derrière les barrières bondées de la fusée Space Mountain, elle s’est entendue bondir, elle s’est vue le rafler, l’emmener, aller vivre au bout du monde sa vie de mère.

Oui, Nina, votre voisine anonyme, s’est déjà sentie le temps d’une vision capable de kidnapper votre enfant pour satisfaire son besoin de joie pure.

 

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