« Inconnu à cette adresse », ce petit roman oublié devenu un classique

A l’aube de l’avènement du IIIe Reich, l’Américaine Kathrine Taylor entrevoit le monstre dans les informations qui lui parviennent de la lointaine Europe. Elle fait de cette intuition un petit roman épistolaire, Inconnu à cette adresse, qui s’impose comme un livre majeur. Redécouvert en France en 1999, ce texte de 1938 n’a depuis cessé d’être réédité et le voici de nouveau avec un apparat plus que riche.

Martin est retourné en Allemagne et laisse son ami et associé Max gérer leur galerie d’art aux USA. Les premières lettres qu’ils s’échangent sont pleines de mots aimables et de promesses. Mais petit à petit, d’abord sûr de lui, Martin se laisse griser par les fonctions qu’on lui promet, quitte à faire l’impasse sur les crimes qu’il observe. Puis, sa transformation étant tout à fait achevée, il devient un membre actif et fier du Parti. Il abjure ses anciennes amitiés et renie Max, notamment sa judéité. Pourtant, l’échange de lettres continu, Max restant parfaitement amical et factuel, comme s’il ne comprenait pas ce que son ancien ami lui répète clairement : ils ne peuvent plus être amis et leur correspondance doit cesser car s’est installé un climat de doute autour de lui, de doute sur sa fidélité au Reich, et qu’on sache qu’il entretient encore une correspondance avec un juif peut lui être, ainsi qu’à sa famille, préjudiciable. Mais les lettres aimables de Max continues de lui parvenir, maintenant en plus elles contiennent des propos un peu sibyllins qui peuvent être lus comme la participation à quelque complot… Puis les lettres reviennent avec la mention postale « inconnu à cette adresse », le Reich ayant sans doute décidé du destin d’un de ses fidèles dont la moralité a pu être mise en doute, par cet échange épistolaire avec un Juif…

Ainsi, la mention postale « inconnu à cette adresse » qui barre les courrier retournés met fin à la vengeance douce-amère de l’ami bafoué qui, sans en avoir l’air, a condamné à mort ce traître, comme le signale Philippe Claudel dans sa belle préface :

Le lecteur qui n’a pas le goût des armes devrait reposer immédiatement ce livre, car il contient sans doute la plus originale et la plus efficace d’entre elles qu’il ait été jamais donné de concevoir. Une arme parfaite pour un crime qui l’est tout autant. Un crime d’autant plus impeccable qu’il se joue à distance — une distance continentale ! — et qui néanmoins provoque la mort de la victime avec la plus grande efficacité sans que le meurtrier ait sur lui la plus petite goutte de sang, sans qu’il ait à s’occuper de la charge toujours fastidieuse et désagréable de transporter et de faire disparaître un cadavre et, cerise sur le macabre gâteau, sans même craindre un jour d’être arrêté, inculpé, jugé et condamné pour ce qu’il a fait. »

Mais en sus de cette vengeance criminelle, Inconnu à cette adresse est aussi la belle démonstration de l’absurdité (au sens kafkaïen du terme) de tout un système politique qui ne tient que sur la peur, le viol des libertés individuelles, la haine… à la Chaplin, une implacable démonstration !

L’édition poche reprend l’édition limitée de 2015 et contient de nombreux documents, outre la préface de Philippe Claudel qui met en avant le côté policier de l’intrigue, des documents relatifs à l’adaptation théâtrale française (témoignages et photographies) et des documents biographiques sur Kathrine Taylor qui ne pourrait signer que du nom de Kressmann Taylor, car ce texte de 1938 ne pouvait être écrit que par un homme…

Loïc Di Stefano

Kressmann Taylor, Inconnu à cette adresse, préface de Philippe Claudel, traduit de l’anglais (USA) par Michèle Lévy-Bram, autrement, « les grands romans », novembre 2018, 180 pages, 10 eur

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