Jean Rochefort, Prince sans rire

Tranches de Rochefort

Après sa biographie de Bernard Blier, Jean-Philippe Guerand s’est penché sur la vie et la carrière de Jean Rochefort. Nul avant lui n’avait osé s’attaquer à cet autre grand « puzzle ».

La biographie de Jean Rochefort par Jean-Philippe Guerand fait six cents pages bien tassées (et l’auteur nous assure qu’elle en faisait une bonne centaine de plus dans sa version initiale !), mais, alors même que toutes ces pages se caractérisent par leur remarquable fluidité, le lecteur n’aura toujours pas une idée très claire, lorsqu’il refermera le volume, de l’homme qu’était Rochefort.

Paradoxe ? En fait, cette incertitude prouve la qualité du travail de bénédictin accompli par Guerand. Elle est dans la logique des choses. Car, si tous les témoignages entendus juste après la mort du comédien en octobre dernier saluaient son talent, la réalité avait été toujours un peu plus complexe. Qui, bien sûr, aurait pu nier ce talent, affirmé dans tous les domaines possibles et imaginables (théâtre, cinéma, pièces radiophoniques, télévision, compétitions hippiques) ? Mais, quand certains évoquaient un homme charmant, toujours de bonne humeur, plaisantant sans cesse, d’autres racontaient, plus ou moins off the record, à quel point ce camarade avait pu se montrer « odieux » à leur égard, du premier au dernier jour d’un tournage. Cette contradiction trouve peut-être sa meilleure illustration dans la love-hate story que Rochefort a vécue avec le réalisateur Patrice Leconte. En tout, sept films ensemble. Quelle équipe ! Quel « tandem » ! Mais Leconte explique que les six derniers étaient dans une large mesure destinés à prouver à Rochefort qu’il avait eu tort de lui seriner jour après jour, pendant le tournage des Vécés étaient fermés de l’intérieur, que ce film allait être tout à la fois son premier et son dernier film.

Cette contradiction, au fond, se reflète dans la filmographie du comédien. Un éléphant ça trompe énormément, L’Héritier, Le Crabe-tambour, Que la fête commence, Mon Dieu, comment suis-je tombée si bas !, Le Placard, L’Homme du train… Il n’est guère difficile d’énumérer toute une série de films dans lesquels il apparaît et qui, d’une manière ou d’une autre, ont marqué l’histoire du cinéma français, voire européen, de la seconde moitié du XXe siècle. Mais il est rare d’en trouver un où il ait eu vraiment le premier rôle. Le Moustachu ? Ne jouez pas avec les Martiens ? Qui se souvient encore aujourd’hui de ces titres ? Rochefort faisait partie de la bande à Belmondo, mais il n’a jamais été Belmondo. Il était le mari de la coiffeuse, il n’était pas le coiffeur. Lui-même estimait que c’était souvent dans d’assez mauvais films qu’il avait le mieux affirmé son talent. Et, à tort ou à raison, il se trouvait laid.

Sa voix, son rire, son regard à la fois triste et malicieux, tout cela faisait de lui l’un des comédiens français les plus immédiatement reconnaissables, les plus célèbres même. Mais il était tout à la fois reconnaissable et insaisissable. Assez significativement, l’un des films les plus associés à son nom reste ce Don Quichotte de Terry Gilliam qu’il n’aura jamais tourné. Peut-être parce que, précisément, il partageait dans la vie les mêmes idéaux chevaleresques que Quichotte, sans être totalement dupe. Car on devine que, lorsque ce « prince sans rire » ‒ puisque tel est le sous-titre que Guerand a choisi pour sa biographie ‒ s’en allait passer une nuit avec les SDF défendus par Augustin Legrand, fondateur des Enfants de… Don Quichotte, il devait bien, par la force des choses, reprendre au matin le chemin de son château. Ne nous étonnons pas si ce passionné d’équitation se retrouvait souvent à cheval entre deux mondes, entre ce qui est et ce qui devrait être.

 

« Le grand blond avec une chaussure noire » (Yves Robert, 1972)

 

Entretien avec Jean-Philippe Guerand

Qu’est-ce qui vous amené à écrire un livre sur Jean Rochefort ?

Le fait qu’il n’existait aucun ouvrage sur lui, quand il en avait plusieurs sur Philippe Noiret ou ‒ alors même qu’il a surtout interprété des seconds rôles ‒ sur Jean-Pierre Marielle. Chose difficile à comprendre, même si, c’est vrai, Rochefort était hostile au principe d’une autobiographie ‒ beaucoup d’éditeurs lui avaient fait signer des contrats qu’il s’était toujours empressé d’oublier ‒, et peu favorable à celui d’une biographie. La seule chose qu’on avait à se mettre sous la dent, c’était Ce genre de choses, un recueil de souvenirs, autrement dit un livre qui n’entre pas dans la catégorie « mémoires », et qui lui a d’ailleurs valu, ce que peu de gens savent, un procès de la part de sa première femme. Celle-ci a obtenu la suppression des passages qu’elle incriminait… mais au bout d’un an et demi de procédure, autrement dit trop tard.

Jean Rochefort a-t-il collaboré de près ou de loin à l’élaboration de votre livre ?

J’ai été en contact avec lui, mais je ne l’ai jamais rencontré. Je lui ai écrit une lettre pour lui faire part de mon projet, en joignant l’ouvrage que j’avais consacré à Bernard Blier. Il m’a répondu pour me remercier pour cet ouvrage et pour me dire qu’il me « laissait faire », puisque je lui avais précisé que j’allais travailler seul et que je ne le solliciterais que pour avoir des précisions sur certains points si besoin était. Mais je ne l’ai finalement jamais dérangé, pour deux raisons. La première, c’est que, plus j’avançais dans mes recherches (qui se sont étalées sur huit années), plus je découvrais des éléments qui répondaient aux questions que je me posais. L’autre, c’est que des discussions avec des gens comme Patrice Leconte ‒ qui a été le premier à m’encourager ‒ ou Pierre Schoendorffer m’ont assez vite convaincu qu’il valait mieux que je fasse mon livre sans Rochefort. Peut-être allait-il vouloir supprimer des tas de choses et même, qui sait ? s’opposer en définitive à toute publication.

 

« Un éléphant ça trompe énormément » (Yves Robert, 1976)

 

Je savais que, quand les responsables de la série Un jour, un destin étaient allés le voir pour lui demander de participer à l’émission qu’ils entendaient lui consacrer, il les avait reçus avec enthousiasme… pour les faire rappeler le lendemain par son agent et leur signifier qu’il ne voulait plus entendre parler d’eux ! Les gens qui ont vu l’émission ont pu avoir l’impression qu’il avait été coopératif, puisqu’il était lui-même l’invité du « post-scriptum » qui, selon la tradition, venait compléter le film proprement dit ‒ le désir de voir le résultat l’avait finalement emporté chez lui ‒, mais le film s’était fait sans lui.

Il se dégage de l’ouvrage que vous avez cité, Ce genre de choses, un sentiment de grande amertume, qui pourrait s’expliquer par le traumatisme qu’a été pour lui le spectacle des femmes tondues à la Libération…

Il a commencé à parler de ces faits pour la première fois, en tout cas publiquement, dans les années quatre-vingt, dans une émission de La Marche du siècle, et il est souvent revenu sur ce sujet par la suite. Mais des gens qui l’avaient bien connu, qui avaient été en classe avec lui et qui l’avaient fréquenté dans les années cinquante et soixante, m’ont assuré qu’il n’abordait jamais cette question à cette époque. C’est un traumatisme qui avait dû rester très longtemps enfoui en lui et qui a fini par sortir ‒ une douleur profonde qui a contribué à faire de sa vision de l’humanité une vision très noire et à le rendre plus que méfiant à l’égard de ses congénères. Peut-être est-ce pour cela qu’il se sentait si proche des animaux, car il affirmait qu’aucune espèce ne rivalisait avec l’homme en matière de barbarie.

 

« Ridicule » (Patrice Leconte, 1996)

 

Est-ce dans cette misanthropie qu’il faut chercher l’explication du fait qu’il a toujours été plus qu’un second rôle, mais jamais une véritable vedette ?

Il en a beaucoup souffert. D’un côté, il y avait Philippe Noiret – un de ses amis proches – qui était vraiment une vedette. De l’autre, Marielle, qui, exception faite pour quelques films de Joël Séria, au demeurant un peu à part, n’a jamais interprété de premier rôle. Et lui, Rochefort, oscillait entre les deux. Il a été une vedette au milieu des années soixante-dix, mais toujours une vedette qui partageait l’affiche avec une autre vedette. Par exemple, dans Le Diable par la queue, il y a aussi Montand…

Seuls deux réalisateurs se sont vraiment projetés en lui ‒ Patrice Leconte et, plus encore peut-être, Yves Robert. Le succès d’Un éléphant ça trompe énormément lui a valu de faire deux fois la couverture de Vogue, ce qu’on n’aurait pas imaginé a priori : Jean Rochefort n’était pas un sex symbol, et ce n’était pas non plus un personnage rassurant comme pouvait l’être Noiret.

Tout en étant sa marque distinctive, son ironie permanente n’a-t-elle pas joué contre lui ?

Ce n’était pas un acteur de composition. Sans doute aurait-il aimé en être un, mais l’occasion ne s’est jamais présentée. Il n’a été que lui-même. Sa passion pour les chevaux l’a d’ailleurs amené à se demander s’il n’allait pas abandonner sa carrière de comédien. Lorsqu’il est mort, Brigitte Bardot s’est lancée dans un panégyrique pour rappeler qu’il avait défendu la cause des chiens, que c’était un homme qui aimait les animaux, mais elle n’a rien dit de son travail d’acteur, alors qu’ils avaient joué ensemble ‒ dans le film À cœur joie.

 

« L’Homme qui a tue Don Quichotte » (Terry Gilliam, 2018)

 

Lui voyez-vous des héritiers ?

Il a aidé des gens en qui il croyait : Guillaume Canet, Sandrine Kiberlain, Édouard Baer. Mais je ne crois pas que ce soient des gens qui lui ressemblent. Baer a une espèce de distinction nonchalante, mais il ne travaille pas sur le même « créneau ». Quant à Pierre, le fils qu’il a eu avec la comédienne et réalisatrice Nicole Garcia, il a mis tellement de temps à accepter l’idée de monter sur une scène que je ne suis pas sûr qu’il continuera dans cette voie. Il m’a expliqué qu’il ne connaissait pas beaucoup son père. Rochefort était un homme très occupé. Pierre a débuté au théâtre dans Liliom. Or Liliom était l’une des premières pièces que Rochefort, arrivant à Paris, était allé voir en tant que spectateur. C’est même la magie de ce spectacle de la troupe Grenier-Hussenot, interprété par Yves Robert et les Frères Jacques, qui lui avait donné l’envie de devenir comédien. Eh bien, Rochefort n’a jamais su que son fils cadet avait fait ses débuts dans cette pièce, car il a mis du temps avant d’aller le voir jouer sur une scène.

 

Propos recueillis par FAL

Jean-Philippe Guerand, Jean Rochefort, Prince sans rire, Robert Laffont, novembre 2017, 23 euros

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