« Judéophobie, la dernière vague » Réfections sur la question juive par P.-A. Taguieff ?

Voyage au bout de l’ennui

 

L’antisémitisme n’étant plus ce qu’il était, Pierre-André Taguieff s’est attaché, dans son livre Judéophobie, la dernière vague, à étudier ses nouvelles formes. Mais fallait-il pour autant, même si le but est d’en dénoncer les dangers, reproduire à longueur de pages des propos absurdes, fielleux et finalement très répétitifs ?

 

D’une certaine manière, tout est dit dans le titre de l’ouvrage de Pierre-André Taguieff, Judéophobie, la dernière vague. Plus exactement, tout est plutôt mal dit, mais comment pourrait-il en être autrement ? L’ambiguïté, au demeurant volontaire, de l’adjectif dernière (dont on aimerait qu’il signifie ultime, mais dont on peut craindre qu’il ne signifie simplement dernière en date) fait directement écho à la confusion qui se cache sous le terme judéophobie, alors même que celui-ci prétend clarifier les choses.

On parlait traditionnellement d’antisémitisme ‒ songeons par exemple à l’affaire Dreyfus ‒, mais le conflit du Moyen-Orient est venu tout compliquer et certains linguistes et analystes politiques ont jugé bon d’utiliser un terme nouveau, ou plus exactement de ressortir un terme pratiquement oublié. Si, interrogé sur les rapports entre Juifs et Arabes, l’Algérien Ben Bella pouvait répondre en souriant à propos des premiers : « Ce sont des cousins, ce sont des sémites, comme nous », Nasser ne souriait pas quand il déclarait à peu près à la même époque, en 1964, dans une interview accordée à un journal néo-nazi allemand : « Personne ici [= en Égypte] ne prend au sérieux ce mensonge au sujet de six millions de Juifs assassinés, pas même le plus simple des hommes. » No comment, si ce n’est que le Raïs offrait là un merveilleux paradigme, comme on dit aujourd’hui, de rhétorique raciste : un mensonge qui affirme sa « vérité » en prétendant dénoncer comme mensonge une réalité pourtant établie. (Plus nuancé et plus fin était l’intellectuel algérien qui, après, sauf erreur, la diffusion d’Exodus dans un Dossier de l’écran, expliqua un soir que l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale le touchait certes beaucoup, mais pas plus directement que ne le touchaient les bombardements de Guernica.)

L’antisémitisme étant donc devenu, pour ainsi dire, une affaire interne, il fallut définir une sous-section, la judéophobie (le mot date de la fin du XIXe siècle, mais il a trouvé une seconde jeunesse vers 1990). Toutefois, n’allons pas pour autant penser que le titre du livre de Taguieff signifie que la judéophobie constitue la dernière vague, la dernière en date, de l’antisémitisme. D’une part, plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis Nasser, ce qui ôte à la chose beaucoup de sa nouveauté ; d’autre part, il n’avait pas fallu attendre Nasser pour trouver dans le monde arabe des démonstrations de judéophobie. On pourra lire par exemple à ce sujet les témoignages recueillis par les universitaires Dan Michman et Haïm Saadoun dans leur livre Les Juifs d’Afrique du Nord face à l’Allemagne nazie : certains dignitaires musulmans d’Afrique du Nord ne craignaient pas de dire pendant la guerre tout le bien qu’il convenait de penser d’Hitler et de ses théories. On ne saurait négliger le fait que ce ralliement à Hitler était souvent pour les « indigènes » une manœuvre tactique inscrite dans le cadre plus large d’une résistance aux colonisateurs européens, les Juifs étant un peu dans l’affaire des « victimes collatérales », mais il n’est pas sûr que cette circonstance soit véritablement atténuante.

En fait, la nouveauté de la judéophobie est autre, et paradoxale : celle-ci déborde désormais le strict cadre des sémites pour s’étendre à des milieux qui avaient été longtemps, traditionnellement, plutôt favorables aux Juifs. En un mot, il existe aujourd’hui un antisémitisme de gauche, de plus en plus marqué, mais nettement plus insidieux que celui de droite, puisqu’il fait l’économie du mot juif monosyllabe devenu par trop explosif, comme l’avait souligné l’humoriste Pierre Daninos ‒ en lui substituant systématiquement le mot sioniste. Pour enfoncer élégamment le clou, on ne craindra pas d’ajouter que les Israéliens sont les nazis d’aujourd’hui (en oubliant accessoirement qu’il existe une gauche israélienne farouchement opposée au pouvoir en place quand il est réac et qu’il y a des députés palestiniens à la Knesset depuis sa création en 1949, rares certes, mais probablement plus nombreux proportionnellement que ne le sont en France les députés « issus de la diversité » [1]). Cependant, là encore, quid novi, au juste ? La substitution du mot sioniste au mot juif dans certains discours de gauche date d’il y a déjà un demi-siècle. Ce fut l’une des grandes « innovations » de Mai 68. Parmi ses « justifications », le fait que nombre de Juifs expliquent que leur judéité n’a rien à voir, ou en tout cas pas grand-chose à voir avec une religion. Si un Juif n’est pas juif, il est forcément autre chose ; donc, il est sioniste. Donc, la victime est devenue le bourreau. On nous permettra de dire ici que la réalité est un peu plus complexe que ce sophisme affligeant voudrait nous le faire croire.

On ne saurait nier l’ampleur du travail de recherche accompli par Taguieff, attestée entre autres choses par l’abondance des notes, et l’on ne peut que partager son espoir de voir un jour devenir possible « un Vatican II de l’islam sunnite », mais on n’est pas toujours convaincu de l’utilité foncière de chacune de ces trois cents pages, qui sont souvent comme un catalogue, inépuisable et épuisant, de la bêtise et de la mauvaise foi des hommes. S’il n’est pas mauvais de rappeler l’absurdité ‒ ou le cynisme terrifiant ? ‒ des propos de Nasser cités plus haut, fallait-il vraiment collationner pour les livrer fidèlement au lecteur cette série ininterrompue de déclarations suant la haine, niant les réalités les plus élémentaires, et qui feraient rire si elles ne débouchaient parfois sur un appel au meurtre ? (2)

Nous semblerait plus efficace, plus édifiant, un ouvrage qui rendrait compte d’exemples d’entente cordiale entre Juifs et Arabes, comme peuvent l’être par exemple les films d’Eran Riklis. Quiconque, en 2008, n’était pas prévenu pouvait prendre Les Citronniers pour un film palestinien, ou presque. On pourrait aussi citer La Visite de la fanfare, défini au fond assez justement par Allo-Ciné comme un « drame/film d’amour », d’Eran Kolirin, Ici plus qu’ailleurs, il nous apparaît que la véritable pédagogie doit être d’encouragement.

 

FAL

 

Pierre-André Taguieff, Judéophobie, la dernière vague (2000-2018), Fayard, mai 2018, 19 euros

Dan Michman et Haïm Saadoun (Sous la direction de), Les Juifs d’Afrique du Nord face à l’Allemagne nazie, Perrin, avril 2018, 23 euros

 

(1) Nous sommes les premiers à déplorer que l’arabe soit en train de perdre, du fait de projets de loi imbéciles dus à l’extrême droite, son statut de langue officielle en Israël, mais une coalition de députés arabes a pu malgré tout protester officiellement contre ces projets et l’on nous dit que de plus en plus de Juifs israéliens, pour des raisons tout bêtement pratiques, se mettent à l’étude de l’arabe.

(2) Franchement, et même si, par la force des choses, nous tombons ici nous-même dans ce panneau, fallait-il par exemple citer l’inénarrable Alain Soral quand il affirme que tous les plus grands génies littéraires du monde ont pour point commun l’antijudaïsme ?

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