« La Naissance du Dragon » ou la légende de Bruce Lee

Lee défait ?

Sortie chez Metropolitan Filmexport, en Blu-ray et en DVD, du film La Naissance du Dragon. Un film de plus sur la vie de Bruce Lee ? Oui, mais un film qui, surtout, en dit plus, sur lui et sur son art, que bien des biopics officiellement plus fidèles. 

Il est difficile d’établir la liste exacte des biopics ‒ films ou séries télévisées ‒ tournés sur Bruce Lee depuis sa mort en 1973. Ils sont si nombreux qu’on s’y perd. Mais une chose est sûre : aucun d’eux n’a suscité sur Internet autant de réactions hostiles que le dernier en date, Birth of the Dragon ‒ la fille de Lee elle-même s’est jointe au chœur des pleureurs hargneux ‒, alors même qu’il offre de Bruce Lee le meilleur portrait en mouvement qui nous ait été offert à ce jour.

C’est que ce biopic n’est pas exactement un biopic au sens classique du terme. Nous ne voyons pas Bruce Lee naître, vivre et mourir ; nous le voyons simplement devenir Bruce Lee.

Devenir Bruce Lee ? La chose semble être acquise dès les premières images, puisque le personnage qu’on nous présente est à la tête d’une école d’arts martiaux où les élèves se pressent, tant sa compétence et sa supériorité sont indiscutables.

Indiscutables… jusqu’au jour où débarque dans la ville ‒ en l’occurrence, San Francisco ‒ Wong Jack Man, un Chinois expert comme lui en arts martiaux, qui vient lui dire devant tous ses disciples : « Votre technique est impressionnante ‒ mais elle connaît une limite. » « Laquelle ? » « Vous ! » Ce censeur sait de quoi il parle : le reproche qu’il fait à Lee est aussi un reproche qu’il se fait à lui-même. Son exil aux États-Unis est une punition : par orgueil, il a blessé gravement un adversaire (qui jamais ne s’en remettra) dans un combat qui ne devait être qu’une démonstration. Alors, il n’est pas question qu’il cède aujourd’hui aux provocations répétées de cet insupportable arrogant qui lui renvoie l’image de ce qu’il a été. 

À moins que… 

 

Philippe Ng (Bruce Lee) et Xia Yu (Wong Jack Man)

 

Les fans de Bruce Lee ne seront pas volés en voyant Birth of the Dragon : ils auront leur mégadose de combats, de coups de poing et de coups de pied et, qui plus est, dans une très belle chorégraphie. Mais ils sentiront confusément que tous ces exploits physiques ne sont que la partie émergée d’un iceberg dont la partie immergée est d’autant moins visible qu’elle est encore « virtuelle ». Bruce Lee peut bien être maître de l’univers, il ne sera vraiment Bruce Lee que lorsqu’il pourra faire sienne la formule stoïcienne de l’empereur Auguste dans le Cinna de Corneille : « Je suis maître de moi comme de l’univers. » 

Alors, oui, d’une certaine manière, ils ont raison d’être furieux, tous ces internautes qui se déchaînent contre Birth of the Dragon, puisque le film leur offre ce qu’ils aiment en ne cessant paradoxalement de leur signifier que ce qu’ils aiment n’est pas l’essentiel. Mais n’allons pas dénoncer la perversité du réalisateur George Nolfi ou de ses scénaristes : ils ne font que répéter ce que Bruce Lee lui-même expliquait à longueur d’interviews. Si son style était unique, c’est précisément parce que, d’une certaine manière, il n’avait pas de style précis. Loin de se cantonner aux principes de telle ou telle école, il n’avait pas craint, pour construire son Jeet Kune Do, de combiner différentes formes d’arts martiaux, afin d’acquérir une souplesse physique et spirituelle semblable à celle de l’eau, qui sait rester elle-même en épousant précisément la forme de ce qui la contient, quelle que soit cette forme. Bref, la supériorité ne saurait s’acquérir que par l’humilité. C’est la raison pour laquelle le Chemin est souvent si difficile à trouver. 

Christophe Champclaux, qui a tenu très régulièrement, plusieurs années durant, la chronique cinéma dans la revue Karaté-Bushido et qui a traduit ou lui-même écrit différents ouvrages et publications sur les films d’arts martiaux et sur Bruce Lee (sans parler du livre co-écrit avec Linda Tahir Akira Kurosawa ‒ Les Films historiques, dont nous rendons compte ailleurs dans ces pages), a aimé et défendu Birth of the Dragon, sans pour autant s’interdire certaines réserves. Son avis mesuré nous a semblé valoir mieux que tous les hurlements expéditifs d’une foule déchaînée.

 

 

Entretien avec Christophe Champclaux 

   

Boojum. Vous avez vu, bien sûr, le film Birth of the Dragon, passionnant à maints égards, mais qui ramasse des tombereaux d’insultes sur imdb…

Christophe Champclaux. Oui, je l’ai vu, et, comme vous, je le trouve passionnant ‒ et plein de potentialités… dont certaines n’ont pas été correctement exploitées.

Les insultes ont deux causes. La première est le fait que le film suggère que Bruce Lee et Wong Jack Man étaient de force égale. Cela a rendu les fans hystériques. Personnellement, je n’ai pas du tout été choqué ; je trouve même que Birth of the Dragon ne va pas assez loin. J’ai d’ailleurs plus ou moins signalé dans mon livre Le Combat selon Bruce Lee (1) qu’il n’est pas exclu que Bruce Lee ait été carrément battu par Wong Jack Man. Les auteurs n’ont pas osé pousser jusqu’au bout leur relecture de l’affaire, alors que les témoignages qui vont dans le sens d’une défaite de Bruce Lee sont tout aussi solides que ceux qui affirment sa victoire. 

Wong Jack Man n’a jamais été moine ; il n’est pas retourné en Chine à l’issue de l’affaire et la vraie cause du combat n’est jamais donnée (un défi sur une scène au cours de l’avant-première d’un film de la Shaw Brothers, dans le Mandarin Theatre qui apparaît dans La Dame de Shanghai d’Orson Welles). Mais ce genre de « licence poétique » ne me dérange absolument pas (sinon je ne serais pas fan de péplums et de films de kung-fu !). 

En revanche, la sous-intrigue (ou plutôt sur-intrigue) m’a vraiment dérangé. Il est regrettable que les auteurs se soient pliés aux pressions des financiers (le film a été produit majoritairement par des chaînes de télévision payantes) et aient surgonflé au dernier moment, pour avoir le feu vert, le rôle de Billy Magnussen, qui venait de triompher dans Le Pont des espions. Dans le premier montage, présenté en sneak preview, ce choix désastreux leur est retombé sur le nez. Billy Magnussen avait quinze minutes de plus de présence à l’écran que dans le montage actuel et Bruce Lee était un personnage franchement secondaire. Malgré les coupes qui ont suivi, le mal est toujours visible. Nous ne sommes plus dans les années quatre-vingt où, dans Cry Freedom, il fallait encore un gentil Blanc dans le premier rôle pour expliquer combien Steve Biko avait souffert. J’ai trouvé cette partie « Madame Butterfly », plaquée sur l’histoire de l’affrontement entre Bruce Lee et Wong Jack Man, vraiment pénible et, pour tout dire, presque raciste… Ce discours façon Les 55 Jours de Pékin (film qu’au demeurant j’adore ‒ sinon je ne lui aurais pas consacré un documentaire d’une heure !) dans un film censé rendre hommage à Bruce Lee me fait un peu mal au cœur, dans la mesure où c’est précisément contre cet état d’esprit que Bruce Lee s’est battu dans les années soixante.

Cela dit, j’aime bien les scènes de combat, réglées par l’excellent Corey Yuen, avec cette descente finale dans le restaurant qui me rappelle les derniers feux du cinéma de Hong Kong au début des années quatre-vingt-dix…

 

 

Boojum. Je pense que votre érudition joue contre vous et contre votre plaisir. N’ayant vu que la version définitive, celle qui est sortie il y a quelques semaines chez Metropolitan Filmexport, j’avais pratiquement oublié l’intrigue secondaire et je n’ai en tête que le cas Bruce Lee. Or le profane que je suis a l’impression que l’évolution du personnage présentée à travers le film, conforme ou non à la réalité factuelle, correspond parfaitement à la philosophie de Bruce Lee telle que j’ai pu l’entendre dans différentes interviews. Et même si cela peut ressembler à une grosse ficelle, l’idée selon laquelle la vraie victoire ne saurait être qu’une victoire sur soi-même, donc d’une certaine manière une autodestruction, m’émeut jusques au fond du cœur, entre autres parce que j’y retrouve l’esprit de ce classique des classiques qu’est La Rage du Tigre. Je ne sais plus qui faisait remarquer que Bruce Lee ne regarde même pas ses adversaires pendant les combats. Il y a même, dans un de ses films, un plan où il abat d’un coup de coude (gauche ?) en arrière un adversaire hors-champ, qu’on ne découvre que dans un second temps. J’ajoute enfin que Philip Ng, le comédien qui joue Bruce Lee, m’enthousiasme quand il explique dans le bonus qu’il s’est d’abord appliqué à imiter la diction de celui-ci plutôt que ses gestes.

Au fond, je crois que ce qui met en rage les fans, c’est le fait que ce film raconte, bien plus qu’autre chose, une aventure intérieure.

 

Philippe Ng (Bruce Lee) et Xia Yu (Wong Jack Man)

 

Christophe Champclaux. Effectivement ! Et Philip Ng, excellent comédien, ne cherche pas à imiter Bruce Lee. Il joue dans le style ironique et tonique qu’on a déjà pu apprécier depuis une dizaine d’années dans des films comme New Police Story ou Once Upon a Time in Shanghai. Ajoutons que dans la vraie vie, c’est un expert de wing chun, formé par Wong Shun Leung, qui, dit-on, avait été l’un des deux instructeurs de Bruce Lee à l’école de Yip Man.

Tous les fans ont été informés, étape par étape, du long development hell ‒ près de trois ans ‒ qu’a traversé Birth of the Dragon. Cette production indépendante a voulu appliquer la « méthode de communication » qui avait fait ses preuves sur les Nolan / Star Wars / Marvel, mais cette méthode s’est en définitive retournée contre le film : ma réaction face au produit final en est la preuve.

Comme vous dites, il n’est pas forcément bon d’en savoir trop à l’avance… Et quoi qu’il en soit, Birth of the Dragon est un film qui mérite d’être vu.

Propos recueillis par FAL

 

La Naissance du Dragon (Birth of the Dragon). Réalisateur : George Nolfi. Avec Philip Ng, Xia Yu, Billy Magnussen. Metropolitan Filmexport, février 2018. B-r (19,99€) et DVD (14,99€).  

 

(1) auteur de l’ouvrage Le Combat selon Bruce Lee (Guy Trédaniel éditeur, avril 2013, 304 pages, 22 euros))

 

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