La Langue géniale ‒ 9 bonnes raisons d’aimer le grec

Clinquantes nuances de grec

Ah ! pour l’amour du grec… Certes, certes. Mais l’amour du grec manifesté par Andrea Marcolongo dans La Langue géniale n’est pas loin d’être aveugle, et l’on éprouve une certaine gêne à voir une bonne cause défendue par un mauvais avocat.

 

Tout latiniste normalement constitué aura beaucoup de mal à s’enthousiasmer pour un ouvrage prétendument docte ‒ n’est-il pas publié aux Belles Lettres ? ‒ où l’on confond condicio et conditio, autrement dit condition et condiment.

Bien sûr, on nous dira que le latin, voire le latin de cuisine, ne saurait être le sujet central d’un livre intitulé La Langue géniale ‒ 9 bonnes raisons d’aimer le grec, mais c’est déjà là que précisément le bât blesse. A priori, rien ne nous va, rien ne nous irait plus droit au cœur, par les temps qui courent, que cette défense et illustration du grec ancien proposée par Andrea Marcolongo, mais le ton « définitif » de l’expression « la langue géniale » semble conférer au grec ancien une supériorité nonpareille. Or, si l’on veut bien admettre que certaines langues sont plus riches et plus subtiles que d’autres, réserver la première place du podium au grec et au grec seul est une belle absurdité (Platon, bonne adresse, comme dirait Guy Bedos, mais, franchement, Lao Tseu, c’est pas mal non plus). Certes, cette absurdité est cautionnée par une citation empruntée à Marguerite Yourcenar et qui dit en substance que les choses les plus importantes de l’histoire des hommes ont été pour la première fois exprimées en grec, mais il n’est pas sûr que Marguerite Yourcenar soit une référence linguistique infaillible, lorsqu’on se souvient que ses traductions de poèmes japonais étaient en fait des traductions de traductions anglaises de poèmes japonais.

Andrea Marcolongo nourrit pour le grec une passion si dévorante qu’elle lui attribue l’exclusivité de qualités qu’elle trouverait tout aussi bien dans sa propre langue. Ainsi, elle s’émerveille devant le fait qu’il suffit d’une seule lettre, en l’occurrence la lettre -α, pour nier le sens d’un radical (a-thée = sans dieu), mais elle semble oublier que la seule adjonction d’un –s en italien suffit à produire le même effet : coperto = couvert ; scoperto = découvert.

On aimerait donc bien la croire quand elle annonce à grand fracas dans les premières pages de son essai que sa présentation du grec est « révolutionnaire » (sic), mais on a envie d’appliquer à son poème lyrico-grammatical le commentaire dont elle gratifie dans sa bibliographie un très grand nombre de grammaires grecques. Elle n’y a rien trouvé qu’elle ne sût déjà ? Eh bien, quiconque a lu il n’y a pas si longtemps les Petites Leçons sur le grec ancien de Jacqueline de Romilly et Monique Tédé éprouve une profonde impression de déjà-lu face au chapitre de La Langue géniale consacré à l’aspect verbal. Quant au dernier chapitre, dans lequel Andrea Marcolongo esquisse, de manière au demeurant plutôt confuse, une histoire de la langue grecque des origines à nos jours, il reprend textuellement et sans vergogne certaines formules de l’Aperçu d’une histoire de la langue grecque d’Antoine Meillet paru en 1930. Certes, il est bien dit dans la bibliographie que cet Aperçu fait partie des livres de chevet de l’auteur, mais il n’est pas interdit d’employer de temps à autre une paire de guillemets.

Bien évidemment, il faudrait être de très mauvaise foi pour accuser Andrea Marcolongo d’avoir écrit un livre rempli d’erreurs. Toutes les données factuelles sont justes. Mais les choses se compliquent quand elle entend proposer, sinon imposer, son interprétation de certains faits. On pourra d’abord regretter quelques lacunes. N’eût-il pas été bon d’apprendre au profane que ce α- privatif si bouleversant n’est autre que la vocalisation de la consonne (en fait, semi-voyelle) –n qu’on retrouve régulièrement dans nos préfixes négatifs (dans négatif, par exemple…) ? ou de préciser l’étymologie du mot aoriste, qui désigne ce « temps » du verbe qui ne correspond à aucun temps précis, en traduisant ce mot par « sans horizon » plutôt que par « sans limite » ? Mais on déplorera surtout chez Andrea Marcolongo sa tendance à regretter systématiquement ce qu’on a perdu sans jamais voir ce qu’on a gagné.

Elle regrette ainsi la disparition du duel. Il n’y avait pas seulement, en grec ancien, le singulier et le pluriel que nous connaissons aujourd’hui ; il y avait aussi, dans la déclinaison, des formes spéciales indiquant qu’on parlait de deux objets (et permettant donc de faire l’économie du numéral deux). Ah ! peut-on imaginer plus harmonieux, plus amoureux que ce duel ? Les deux font tellement la paire qu’il existe pour eux des formes à travers lesquelles, pour ainsi dire, ils ne font plus qu’un ! Il n’est pas question d’exclure ici cette interprétation, mais on ne saurait oublier qu’à l’inverse, le mot duel peut aussi évoquer un duel façon Trois Mousquetaires et que, comme l’a souligné le grand helléniste Moses Finley, toute la civilisation grecque s’est construite, obsessionnellement, sur le principe de l’agôn, autrement dit de la compétition : joutes oratoires, concours entre poètes lors de toutes les représentations théâtrales, Jeux olympiques, dialogues platoniciens, rivalité (et guerres) entre Sparte et Athènes… Bref, on a beau nous seriner qu’il n’y avait qu’un seul peuple grec, il est difficile de ne pas voir en ce peuple une « agrégation inconstituée de peuples désunis » (pour reprendre le mot de Mirabeau à propos de la France de l’Ancien Régime), et bien plus que simplement désunis… Inutile de rappeler ici à ceux qui ont pu pratiquer le noble exercice du thème grec qu’ils couraient à la catastrophe si jamais ils s’avisaient d’employer le « régionalisme » thalassa au lieu de la forme attique thalatta…

Autre exemple, le chapitre sur l’optatif : long lamento sur ce mode aujourd’hui disparu et que, déjà « à l’époque », le grec était le seul descendant de l’indo-européen à avoir conservé. L’optatif, comme son nom l’indique, est le mode du souhait. « Puissé-je fermer la fenêtre ! » Évidemment, la transposition française que nous venons de proposer est d’un ridicule achevé, mais il faut bien comprendre que c’était assez souvent une manière polie de dire à son interlocuteur : « J’espère que cela ne vous dérange pas si je ferme la fenêtre. » Andrea Marcolongo voit dans cette disparition de l’optatif la fin du désir et le triomphe de ce qu’on appellerait aujourd’hui « l’incivilité ». C’est bien possible, mais nous, voyez-vous, ce que nous sentons dans la disparition de ce mode, ce sont les efforts incessants de l’humanité pour prendre en main son propre destin. Elle crie beaucoup moins « Puisse-t-il ne pas pleuvoir demain ! » à partir du moment où elle invente les toits et les parapluies. Elle prie beaucoup moins au chevet des malades quand la médecine fait des progrès.

En fait, malgré toutes ses velléités « révolutionnaires », Andrea Marcolongo semble oublier qu’une langue n’échappe pas à une chose toute bête qui se nomme l’Histoire, et il faut tout le feu de sa passion pour oser affirmer que le grec moderne est le prolongement direct du grec ancien. Prolongement, oui, indubitablement. Mais direct, c’est une autre affaire. Disons, pour aller vite, qu’un Grec qui voit aujourd’hui une tragédie de Sophocle en v.o. est à peu près aussi à l’aise qu’un Français face à une version non annotée du texte original de La Chanson de Roland.

Assez logiquement, le chapitre le plus emberlificoté de cette Langue géniale est le dernier, que nous avons déjà mentionné, consacré à l’évolution du grec à travers les siècles. Ah ! comment se fait-il que cette langue si merveilleuse, qui fut un temps la koinè de toute la Méditerranée, ait pu perdre brutalement tout son empire ? Une petite réflexion sur la manière dont elle a été supplantée par le latin pourrait peut-être éclairer les choses, mais on a compris que le latin était ici considéré depuis le départ comme la honte de la famille.

Cet ouvrage, nous dit-on, s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires en Italie. Nul doute que ce sera aussi un bestseller en France. La presse est unanime.

 

FAL

Andrea Marcolongo, La Langue géniale 9 bonnes raisons d’aimer le grec, traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier, Les Belles Lettres, février 2018, 16, 90 euros

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