Le Grand Roman des maths, de Mickaël Launay

Nombres et lumières

Le Grand Roman des maths de Mickaël Launay vient rappeler s’il en était besoin que la division qui s’est établie entre littéraires et matheux est absurde. Pascal, Descartes ou Platon sont là pour en témoigner, et, dans l’histoire de l’écriture, l’invention des chiffres a très probablement précédé celle des lettres.

Le Grand Roman des maths, de Mickaël Launay, n’est pas le premier ouvrage (ni sans doute le dernier) visant à rendre accessibles les mathématiques à tout un chacun, autrement dit à se présenter comme une entreprise de vulgarisation, mais il réalise mieux que d’autres cette ambition. Tâche délicate, dans la mesure où il est difficile de trouver un juste milieu entre une présentation infantile et infantilisante de la discipline et un discours qui, tout en prétendant exposer des évidences, n’est en fait déchiffrable que par des étudiants de Math’ Sup’. Il n’y a pas si longtemps, une collection de poche proposait un ouvrage intitulé Plaisir des mathématiques en proclamant sur la couverture qu’il avait déjà permis à des milliers d’Anglais de s’initier aux mathématiques. La lecture de quelques pages de ce grimoire avait tôt fait de nous persuader que les citoyens de Sa Gracieuse Majesté étaient tous des descendants directs d’Évariste Galois ou que, plus vraisemblablement et plus simplement, you shouldn’t judge a book by its cover.

Le Grand Roman des maths gagnerait parfois à aller un peu plus vite : fallait-il autant de paragraphes pour expliquer pourquoi moins par moins égale plus ? y a-t-il vraiment des gens assez obtus pour ne pas comprendre que qui leur enlève une dette leur fait un cadeau ? fallait-il si souvent planter le décor, décrire le paysage alentour et la couleur du ciel avant de poser l’équation ? Vieux truc, certes, du médecin qui vous interroge sur vos vacances afin de vous détendre avant de prendre votre tension, mais stratégie quelque peu disproportionnée ici.

Ces (légères) réserves faites, il faut saluer haut et fort la clarté et l’efficacité de l’exposé, l’auteur ayant choisi, comme le titre l’indique, de raconter l’histoire des mathématiques plutôt que de nous assommer à coups de théorèmes et de formules. À vrai dire, nous sommes là face à un ouvrage historique et littéraire tout autant que mathématique. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas tant la connaissance in se et per se (idée qui porte d’ailleurs en elle-même sa propre contradiction) que ce qui conditionne la connaissance, à savoir la transmission. Et deux constatations au moins s’imposent. La première, c’est que, en mathématiques comme dans tous les autres arts, le génie est rarement isolé. Rimbaud n’aurait pas révolutionné la poésie si quelques aînés n’avaient préalablement déblayé le terrain. Descartes, lorsqu’il invente l’équation cartésienne qui va permettre de traiter par l’algèbre les questions de géométrie, est indubitablement génial, mais son génie consiste à cristalliser certains éléments qui gravitent autour de lui de manière encore assez confuse. Invente-t-il le signe « racine carrée » ? Non, il le modifie. Quelqu’un avait proposé avant lui Vn, pour dire racine de n. Pour éviter toute ambiguïté, il ajoute au V, en haut à droite, une barre horizontale couvrant tous les chiffres et rien que les chiffres du nombre envisagé.

Ce qui nous conduit tout naturellement au second aspect des choses. On dit et on répète que les mathématiques sont une école de rigueur ‒ et qui irait prétendre le contraire ? ‒, mais c’est peut-être, plus simplement, une recherche permanente de la bonne définition, autrement dit du rapport qu’un élément entretient avec les éléments qui l’entourent, un jeu permanent entre le concret et l’abstrait. Les littéraires qui ont un cœur font-ils autre chose quand ils expliquent un texte ? Il faut toute la myopie d’un khâgneux intégriste pour dédaigner le chapitre mathématique des Lettres philosophiques dans lequel Voltaire « démontre » l’existence de Dieu à travers la présence miraculeuse de l’infini dans le fini : un demi plus un quart plus un huitième plus un seizième… est une suite infinie, mais, si infinie soit-elle, elle ne dépassera jamais la valeur un ; elle ne crèvera jamais ce plafond. Dans le même ordre d’idée, Bergson élabore des définitions quand, pour démonter (et non pas démontrer) le paradoxe d’Achille et de la tortue, il explique que Zénon d’Élée a confondu deux choses, à savoir le mouvement d’un côté et, de l’autre, l’espace dans lequel ce mouvement se réalise. Il existe donc pour le mathématicien un outil aussi important que la règle à calcul jadis ou que la calculette aujourd’hui : le dictionnaire.

Le seul point qui nous laisse un peu perplexe dans ce Grand Roman est sa dernière partie. Si l’on en croit Mickaël Launay, la grande obsession des mathématiques aujourd’hui, la question centrale pour les chercheurs est de savoir si les mathématiques peuvent se prendre elles-mêmes pour objet. Pour résumer la chose, ayons recours à une image : faut-il, dans la table des matières d’un livre, mentionner la table des matières elle-même ? Ou, si l’on préfère une image médicale, les organes de la digestion peuvent-ils se digérer eux-mêmes ? Nous avons envie de dire, profane que nous sommes, que de telles questions nous paraissent un peu oiseuses : quand le pancréas se met à se digérer lui-même ‒ ce qui malheureusement se produit parfois ‒, c’est la mort, et l’affaire est réglée. Et, pour ce qui touche au sens même des mots, il y a belle lurette que la linguistique nous a mis en garde contre la confusion qui risque de s’établir dans certains cas entre ce dont on parle et ce qu’on dit. Si les deux phrases

Si tu viens demain, je te ferai un bifteck

et

Si tu viens demain, les clefs sont dans la boîte aux lettres

commencent toutes deux de la même manière et expriment toutes deux une condition, cette condition n’est pas du tout du même ordre dans les deux cas. En effet, dans le second cas, les clefs seront de toute façon dans la boîte aux lettres même si tu ne viens pas, pour la bonne et simple raison qu’elles y sont déjà. Quel est alors le sens du si ? Il va de pair avec une idée sous-entendue, qui touche à l’énoncé lui-même : Si tu viens demain, l’information que je vais te donner (les clefs sont dans la boîte aux lettres) présente un intérêt pour toi ; si tu ne viens pas, elle est parfaitement inutile.

S’il est vrai que la littérature joue assez souvent sur cette ambiguïté, on a a priori un peu de mal à imaginer que les mathématiques puissent avoir envie de s’aventurer sur ce terrain forcément glissant. Mais c’est sans doute oublier leur nature poétique. Lorsque Pythagore nous révèle que, dans un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés, ou lorsque Voltaire, comme on l’a dit, nous rappelle que le fini peut receler de l’infini, le jeu consiste à voir dans les choses plus que les choses, ce qui n’est autre que la définition de la poésie proposée par Cocteau.

 

FAL

Mickaël Launay, Le Grand Roman des maths ‒ De la préhistoire à nos jours. J’Ai Lu, janvier 2018, 320 pages, 7,40 euros.

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