Le Procès de Madame Bassarabo ‒ La Ténébreuse Affaire de « l’Amazone rouge ». 

Sang d’encre

Louise Bassarabo, alias Héra Mirtel pour ses activités de femme de lettres et de féministe militante, se définissait elle-même comme une « révoltée théorique ». Mais il apparut qu’elle était passée de la théorie à la pratique ce jour de 1920 où la police de Nancy découvrit dans une malle le corps de son mari assassiné. Tombé depuis dans l’oubli, mais à maints égards représentatif de l’esprit d’une époque, ce « fait divers » qui fit des mois durant la Une des journaux a semblé à Michel Leroy mériter qu’on extraie des étagères où ils dormaient quelques cartons d’archives judiciaires et littéraires. Le résultat de son enquête est un volume de plus de trois cent cinquante pages intitulé Le Procès de Madame Bassarabo ‒ La Ténébreuse Affaire de « l’Amazone rouge ». 

 

Entretien

 

Boojum. Dans quelles circonstances avez-vous fait la connaissance de Mme Louise Bassarabo, et qu’est-ce qui vous a déterminé à écrire un ouvrage sur elle ?

Michel Leroy. Il y a un peu plus de quarante ans, alors que j’étais étudiant, j’aimais beaucoup me promener dans Paris, y compris avec des visites-conférences, et, un jour, un conférencier s’est arrêté square La Bruyère (dans le quartier Saint-Georges) pour nous dire, devant le numéro 3 : « Voilà une maison qui est considérée comme une maison maudite, car elle a été le théâtre de toutes sortes de malheurs, et en particulier du meurtre d’un financier, Georges Bessarabo, tué, dépecé et expédié dans une malle par sa femme. »

Quarante plus tard, donc, je suis retombé sur les notes que j’avais prises à l’époque et ‒ miracle d’Internet ‒ j’ai découvert assez rapidement que cette Louise Bessarabo, ou plus exactement Bassarabo, avait pour nom de plume Héra Mirtel, que c’était une féministe militante et que, auteur d’une œuvre assez abondante, elle avait eu une certaine notoriété. La suite de mes recherches me révèle que, née Louise Grouès, elle est la tante de l’Abbé Pierre. Il m’apparaît alors qu’il y a là un « destin » qui mérite d’être examiné de plus près : comment une personnalité issue d’une excellente famille, comment une poétesse, avec la sensibilité littéraire que cela implique, a-t-elle pu être conduite à commettre un crime aussi étonnant, y compris dans ses modalités ?

Je me suis demandé s’il était possible de reconstituer la biographie de cette femme, qui n’a laissé que peu de traces dans l’histoire ‒ son nom n’est cité que de façon allusive chez certains historiens du féminisme. Mais il se trouve que, en 2014, au moment où j’ai commencé mes recherches, est parue une biographie (romancée, toutefois) d’Héra Mirtel. L’auteur de cette biographie, une éditrice des Hautes Alpes a commencé à publier certains de ses textes, dans une perspective régionaliste et féministe. Nous avons, elle et moi, uni nos recherches ‒ elle s’est penchée sur les aspects familiaux et régionaux de l’affaire, moi, sur les sources judiciaires et littéraires.

 

Procès Bessarabo : photographie de presse / Agence Rol] © Gallica – BNF

 

Où se trouvent les « pièces du dossier » ?

Elles sont très dispersées. Quelques manuscrits se trouvent à la Bibliothèque nationale, d’autres à la Bibliothèque Marguerite Durand, bibliothèque féministe de la Ville de Paris, ou encore à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. Mais l’essentiel était dans les archives judiciaires : ce sont ces archives qui m’ont déterminé à poursuivre mon travail. J’ai d’ailleurs eu beaucoup de chance, dans la mesure où les dossiers judiciaires de l’entre-deux-guerres avaient brûlé dans un incendie accidentel il y a une quarantaine d’années, mais on avait mis de côté les scellés de certains grands procès, dont celui de Louise Bassarabo. En tout, sept cartons, couverts de poussière et dans un état parfois pitoyable (en particulier deux d’entre eux, auxquels je n’ai pu avoir accès qu’en renouvelant ma demande ‒ on me les avait initialement refusés, à cause précisément de leur état) : documents de famille, documents comptables, courriers, manuscrits inédits, photographies… L’ensemble dans un ordre laissant beaucoup à désirer, mais avec des pièces telles qu’une lettre de Colette ou qu’une lettre d’Édouard Schuré. Il serait dommage que tout cela fût perdu, mais le directeur des Archives, quand je lui ai signalé la chose, m’a fait comprendre que le dossier Bassarabo n’était malheureusement pas un cas isolé.

D’autres archives enfin se trouvent à la préfecture de police. La réunion des deux sources permet d’avoir une vision assez précise de l’affaire. L’accès à certaines archives pénitentiaires de Rennes a été un peu plus difficile, du fait que sont associés à l’affaire Bassarabo des dossiers pour lesquels le terme du délai légal n’est pas encore atteint, Louise Bassarabo ayant eu des compagnes de détention beaucoup plus jeunes qu’elle.

 

 

On est très étonné de voir que, pour ce « fait divers », plus de cent témoins avaient été convoqués à la barre…

Les pratiques du juge d’instruction Gabriel Bonin ont été très contestées à l’époque, et Le Canard enchaîné avait dit de lui qu’il était « plus bête que nature ». Mais c’était injuste. Bonin, certes, n’avait pas su s’imposer à Landru quand il s’était trouvé face à celui-ci ; c’était un magistrat très scrupuleux, donc assez lent, débordé bien sûr, et l’instruction a duré près de deux ans ; mais l’affaire Bassarabo était une affaire peu claire, avec des personnalités ‒ Mme Bassarabo et Paule Jacques, sa fille d’un premier mariage ‒ difficiles à cerner, et une affaire qui pouvait en recouvrir deux, puisqu’on a pu se demander si Louise Bassarabo n’avait pas déjà et aussi assassiné son premier mari et s’il ne convenait pas de remettre en cause la version officielle du suicide de celui-ci.

À l’issue de mon enquête, de toute façon plus littéraire que judiciaire, il reste incontestablement des zones d’ombre, et j’avoue ne pas avoir le cran de Philippe Jaenada, qui n’a pas craint, dans La Serpe, de proposer des hypothèses différentes de celles qu’avait retenues la justice dans le procès de Georges Arnaud, l’auteur du Salaire de la peur. Zones d’ombre sur les mobiles. Crime passionnel ? Non, puisque Louise Bassarabo a refusé de jouer sur cette corde, alors même que, si cette qualification avait été retenue, la sanction aurait été moins lourde (Mme Caillaux avait été acquittée quand elle avait tué le directeur du Figaro, Gaston Calmette, parce qu’on sait bien, n’est-ce pas ? que les femmes sont « par nature » faibles et passionnées !). Crime d’intérêt ? Rien qui aille dans ce sens, comme l’a démontré la plaidoirie de l’avocat. Préméditation ? Je n’y crois guère. Paule Jacques, évoquant l’acte de sa mère, avait bien parlé d’un crime avec préméditation pendant le procès, mais, prise de remords, elle s’est rétractée sept ans plus tard, après avoir rendu fidèlement visite à Louise Bassarabo, et elle s’est finalement retirée dans un couvent. En fait, elle n’avait accusé sa mère pendant le procès que pour être libérée.

Quant à la mère, il ne fait pas de doute qu’elle était coupable. Avait-elle un autre complice que sa fille ? On en a cherché, en vain. La question qui ne sera jamais résolue est celle du rôle exact joué par la fille : nous ne savons pas et nous ne saurons jamais si elle a poussé sa mère à commettre son crime. Quant à celle-ci, il est clair qu’elle a voulu se sacrifier pour disculper sa fille, mais en niant ‒ très paradoxalement ‒ sa propre culpabilité.

Si ce procès avait lieu aujourd’hui…

Je ne suis pas juriste, mais l’observateur extérieur que je suis dirait que deux choses au moins ont changé. La première, ce sont les modalités de l’enquête. L’affaire Bassarabo correspond à la naissance de la police scientifique, mais celle-ci connaît alors toutes les hésitations d’une science nouvelle. Expertises graphologiques, balistique, anatomie (avec le docteur Paul, l’homme aux cent mille autopsies, qu’on retrouve comme personnage de roman chez Simenon), expertises psychiatriques (le psychiatre qui a expertisé Mme Bassarabo est aussi celui qui a expertisé Jean Genet !)… Mais aujourd’hui, l’absence de traces de sang sur les lieux du crime ferait l’objet d’une investigation bien plus poussée.

L’autre différence tient au rôle des jurés. À l’époque, le jury décidait, non pas de la peine, mais de la réalité du crime. Le quantum de la peine était, ensuite, l’affaire des magistrats… et les jurés étaient souvent surpris de la lourdeur de la peine prononcée ! En outre, si les femmes étaient jugées, elles n’étaient pas elles-mêmes juges, puisqu’il fallait être électeur pour être juré. À partir de 1910, on pouvait être avocate, mais juré(e), non. Ce qui m’amène d’ailleurs à souligner le fait que le mot féminisme n’avait pas alors le même contenu qu’aujourd’hui. Les causes défendues n’étaient pas les mêmes : il n’était pas question de liberté sexuelle, de droit à la contraception ou à l’avortement ; le féminisme s’attaquait d’abord à la situation de minorité civile et civique qui était celle des femmes. Qu’Héra Mirtel, qui se définissait elle-même comme « la révoltée théorique », ait été coupable, cela ne fait guère de doute, mais elle a aussi été victime de la société de son temps.

 

 

Que valent, d’après vous, ses textes littéraires ? 

Les citations que j’ai incluses dans mon livre ont été retenues, non pas pour leur valeur littéraire, mais pour les rapports qu’elles entretenaient avec le fait divers et la personnalité de l’auteur. L’œuvre d’Héra Mirtel est inégale, mais n’est pas plus mauvaise que la production moyenne du temps. Leur Proie, roman autobiographique, autofiction avant la lettre, a été décrié à l’époque pour son « impudeur ». Disons que l’œuvre littéraire d’Héra Mirtel n’est pas une grande œuvre, mais qu’on y rencontre de belles pages. Héra Mirtel avait une culture bien supérieure à celle des femmes de son temps et elle avait une mémoire prodigieuse. Elle a été très influencée par ce qu’elle avait lu. 

En tout état de cause, on constate chez elle, à partir d’une certaine date, une dégradation de la création littéraire, l’imaginaire devenant de plus en plus obsessionnel, et tournant toujours autour des relations avec son second mari. Sur le modèle de la sculpture de Phidias qu’elle avait vue à Rome, elle se voit comme « l’Amazone blessée ». Crime fantasmé, crime ressassé… Pièces de théâtre répétitives : le mari, la femme, la maîtresse… Elle donne même l’adresse et le vrai numéro de téléphone d’une maîtresse de son mari dans une de ces pièces manuscrites ! Est arrivé le moment où l’imaginaire a dû basculer, déborder sur le réel, avec passage à l’acte. Mais je m’interdis tout jugement.

Dans la dernière partie de votre livre, vous citez le journaliste et romancier André Lichtenberger, auteur de Mon petit Trott, dénonçant le fait qu’il n’y a qu’en France qu’un fait divers comme l’affaire Bassarabo puisse faire la Une des journaux…

Allons, les faits divers devaient bien intéresser aussi les lecteurs de la presse étrangère ‒ même le New York Times a fait état de l’affaire Bassarabo ! Il y avait une évidente fascination du lectorat pour le fait divers et donc, les journaux qui voulaient vendre vendaient du fait divers. Ils avaient eu pendant un certain nombre de mois la cuisinière de Landru. La malle de Mme Bassarabo venait très heureusement prendre le relais. Avec leurs rebondissements, les faits divers ressemblaient à des romans feuilletons. 

Ce qu’on peut dire, c’est que, pour répondre à cette demande du public, les journaux avaient recours à des gens de talent. Les tribunaliers s’appelaient Henri Béraud, André Salmon, Colette (elle a suivi le procès Landru). Au fond, l’attrait exercé par les faits divers n’était pas différent de celui qu’a pu exercer hier le Grand-Guignol ou que peuvent exercer aujourd’hui certains films ou certains jeux vidéo.

Vous avez dû, par la force des choses, avaler lors de vos recherches un certain nombre de textes sans grand intérêt…

Oui, mais j’ai l’habitude ! C’est mon ascèse ! J’ai fait ma thèse sur le mythe jésuite, autrement dit sur la manière dont les jésuites étaient représentés dans la presse, dans des essais souvent médiocres, dans des romans largement oubliés, dans des pamphlets sans valeur littéraire. Mais tout cela a forgé la légende noire des jésuites, et l’intérêt de la chose, c’était de comparer cette légende et les traces qu’on en trouve chez Eugène Sue, Balzac, Stendhal ou Michelet. Il n’y a pas de cloisonnement entre la grande littérature et la paralittérature ; il y a de toute façon des échos de l’une à l’autre. Il n’est pas exclu qu’on redécouvre certains écrivains oubliés de la Belle Époque, et en particulier certaines écrivaines, puisque les femmes avaient bien du mal à être publiées, ou jouées quand elles écrivaient du théâtre. Surnagent aujourd’hui quatre grands continents : Colette, Rachilde (pour son parfum de scandale), Anna de Noailles, Renée Vivien (elle aussi pour ses aspects « sulfureux »), mais, qui sait ? il existe peut-être un cinquième (ou d’autres) continent(s) injustement oublié(s).

 

Propos recueillis par FAL

Michel Leroy, Le Procès de Madame Bassarabo ‒ La Ténébreuse Affaire de « l’Amazone rouge », L’Harmattan, mai 2018, 29 euros

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