Les Archives Stanley Kubrick, une symphonie

La première édition des Archives Stanley Kubrick (2005), chez Taschen, était tellement imposante qu’elle ne se mesurait pas en nombre de pages, mais en kilos. Sept exactement. Pour feuilleter l’ouvrage, il fallait le poser sur un bureau de ministre ou sur un pupitre en acier. Heureusement, l’éditeur a eu la bonne idée, il y a quelques mois, de refaçonner le mastodonte, en le ramenant à des proportions humaines, une « réduction » à tous les sens du terme, qui prend désormais la taille d’un dictionnaire classique, plus aisément consultable, et d’un prix plus abordable, qui ne nécessite plus de demander un prêt à sa banque.

Les cinéphiles le savent, les livres de la maison Taschen ne se distinguent pas par la profondeur des analyses mais par la qualité extraordinaire de l’iconographie. Ici, il n’y a pas lieu de le regretter, d’autant qu’il existe déjà une pléthore d’analyses sur Kubrick. Comme le titre l’indique, ces Archives se présentent avant tout comme un voyage dans le temps, un véritable travail d’historien : avec l’accord de Christiane Kubrick, veuve du cinéaste, la directrice d’édition Alison Castle, entourée de spécialistes, a pu plonger dans les documents préparatoires de chaque film, montrant Kubrick au travail, triturant un roman, écrivant laborieusement le premier jet d’un scénario, faisant des repérages, arpentant le plateau d’un air maussade, cherchant pendant des heures une inspiration qui ne vient pas, ou bien encore faisant la promotion de ses films au cours d’entretiens et d’essais jusqu’alors inédits en France.

Nous voyons ainsi évoluer le cinéaste dans son métier, depuis ses modestes débuts newyorkais jusqu’aux coulisses mystérieuses d’Eyes Wide Shut, en passant par les travaux préparatoires extrêmement fouillés de Napoléon (1968-1971), Artificial Intelligence (1980-1999) et Aryan Papers (1991-1993).  Et au fil de ces 860 pages, nous assistons à l’étonnante transformation physique de l’homme, allant du garçon élégant, jazzy et dégingandé des débuts au démiurge de plus en plus hirsute, ventripotent et jupitérien que l’on connait. La charnière dans ce changement physique, qui correspond aussi à un changement mental, est visiblement le tournage de son chef-d’œuvre, 2001 : l’odyssée de l’espace, dans les années 1965-1967, où Kubrick semble prendre conscience de son potentiel d’artiste, de créateur de formes pensantes.

 

 

 

La primauté absolue du sujet

Le livre montre clairement son processus créatif : primauté absolue du sujet. Comme il l’a souvent répété, le « quoi » doit précéder le « comment ». Quel est ce sujet ? L’Homme. Dans tous ses aspects : la famille, la solitude ; l’amour, le sexe ; l’harmonie, la guerre ; l’intelligence, la folie ; la construction, l’autodestruction. Une fois le sujet cerné, le tournage doit en explorer patiemment toutes les possibilités, afin d’en mieux capturer l’essence, d’en mieux transmettre le trouble et la puissance. Et ces Archives de devenir, autant qu’un voyage temporel, un voyage chromatique, où chaque film, et c’est ce qui est fascinant, est un monolithe, possédant sa couleur, son code particuliers. Fond et forme se confondent car la forme est la métamorphose du fond.

C’est à l’époque de 2001 (dont nous fêtons le cinquantenaire cette année) que Kubrick fait cette déclaration significative, résumant toute son œuvre :

 

Si l’homme se contentait de rester assis et de réfléchir à sa fin prochaine, à sa terrible insignifiance et à sa solitude dans le cosmos, il deviendrait très certainement fou ou succomberait à un sentiment paralysant de futilité. Pourquoi, pourrait-il se demander, se préoccuper d’écrire une grande symphonie et d’essayer de gagner sa vie ou même d’aimer quelqu’un s’il n’est rien de plus qu’un microbe éphémère posé sur un tas de poussière qui tournoie dans l’immensité inimaginable de l’espace ? »

 

Vision pessimiste de l’Humanité ? Au contraire : hommage à sa vitalité, à son besoin magnifique de créer, de lutter héroïquement contre le Néant, malgré tout.

Peut-être est-ce grâce à cette déclaration, ou bien grâce à son usage intense de la musique classique, ou bien encore à son insistance à filmer le portrait de Beethoven dans Orange mécanique ? Toujours est-il que Kubrick m’apparaît comme l’un des rares cinéastes du 20e siècle à pouvoir être vraiment comparé à un Mozart, un Beethoven, un Berlioz ou un Dvorak. En dehors de lui, je ne vois guère que Griffith, Chaplin et Eisenstein, pour le muet, Welles et Kurosawa, pour le parlant.

 

 

C’est d’ailleurs ce que cet ouvrage nous fait comprendre, et il le fait sans passer par l’analyse. En montrant simplement Kubrick au travail, en explorant chaque projet comme un bloc autonome, il reflète parfaitement ce qui fait l’essence de ce cinéaste, ou l’essence des grands compositeurs du passé, à savoir la vitalité et la fraicheur, la méticulosité, la précision, la réflexion profonde sur l’Homme et, par-dessus tout, l’intégrité artistique.

Oui, contrairement à tous ses collègues, y compris les plus grands (Ford, Hitchcock, Spielberg), Kubrick a, tout au long de sa carrière, refusé de se répéter. Quitte, comme le monolithe de 2001, à apparaître furtivement, et à disparaître…

 

Claude Monnier

Les Archives Stanley Kubrick, sous la direction d’Alison Castle, Taschen, novembre 2016, 861 pages, 15 euros

 

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