« Les Seigneurs de l’Instrumentalité » de Cordwainer Smith, une fresque SF millénaire

Colossale histoire du futur s’étalant sur plus de 15 000 ans, Les Seigneurs de l’instrumentalité, est à la fois une œuvre exceptionnelle et un monument parmi les beaux et grands cycles de SF tels que Fondation, Dune, ou le Monde du Fleuve ; exceptionnelle par l’ampleur de son ambition romanesque, par l’écriture à la fois poétique, acide, cruelle, la richesse de son univers, enfin par le parcours de son auteur, Paul Linebarger dit Cordwainer Smith (le cordonnier forgeron en français), tour à tour universitaire grand connaisseur de l’Asie puis officier de renseignement, théoricien et participant de la guerre psychologique (il publiera le texte Psychological Warfare en 1948).
Constitué de 27 nouvelles et d’un roman (Norstralie), ce cycle avait été édité deux fois en nos contrées : en 1987 chez Presse Pocket (enrichi d’une brillante préface du non moins brillant Jacques Goimard) puis en 2004 chez Folio SF au format poche — en plusieurs volumes et coffret — mais jamais il n’avait eu l’honneur d’exister en omnibus.

 

Ce livre nommé désir…

 

Voilà qui est donc fait — et très bien fait — par les éditions Mnemos qui donnent enfin à cette œuvre l’écrin luxueux et royal qu’elle mérite cent fois.
Disons le, l’ouvrage est beau, très beau. Édition cartonnée, papier de qualité, maquette aérée et couverture sobre mais élégante, tout concourt à donner un lustre attendu et bienvenu à cette œuvre majeure mais encore trop méconnue du grand public.
Outre le contenant, le contenu n’est d’ailleurs pas en reste.
On se réjouira de la belle préface de Thimotée Rey, érudite, passionnée et passionnante, qui fait joliment écho au travail de Goimard précédemment cité (je ne le dirai jamais assez : il FAUT lire les préfaces !).
Autre raison de se réjouir, la présente édition n’oublie pas le Glossaire de l’Instrumentalité d’Anthony Lewis, indispensable à la bonne compréhension du cycle mais aussi à la nécessaire immersion dans son univers unique, qui, nonobstant le fait qu’il éclaire certains termes obscurs, n’oublie pas d’analyser lieux, personnages et concepts développés tout au long du récit.

 

Un cycle pour les gouverner tous ?

 

Commençons par les choses qui pourraient fâcher…
Oui, le texte — et particulièrement les dialogues — a parfois un parfum de désuétude qui pourrait décourager celles et ceux qui découvriraient le cycle. Mais enfin, n’oublions pas que celui-ci a été rédigé dans les années 50 à 60 et qu’il est donc le fruit d’une langue, d’une mentalité, d’une culture bien différente — malgré sa proximité temporelle — de ceux que nous connaissons aujourd’hui. Au contraire, votre humble serviteur ira jusqu’à affirmer que, loin de nuire à l’ouvrage, cette antiquité de l’écriture sert d’autant mieux le récit qu’elle en accentue la tonalité poétique et nourrit l’idée que cette histoire du devenir millénaire de l’humanité est un conte chuchoté le soir autour d’un feu par nos lointains descendants.

Fresque ambitieuse par sa taille et l’étirement temporel qu’elle sous-tend (15 000 ans d’histoire répartis sur 28 textes) Les Seigneurs de l’Instrumentalité pourrait bien être le parangon de ces mégalithiques cathédrales science-fictionnelles produites depuis les années 40 — du cycle de Tschaï de Vance, en passant par Dune ou Fondation, le NonA de Van Vogt, jusqu’à l’Hypérion de Simmonsen inspirant beaucoup par la suite, s’en distinguant souvent par la richesse et la profondeur de son propos et le refus des clichés faciles propres au genre(1).

 

Le plus beau et terrifiant des voyages

 

Qu’est-ce qui fait donc la singularité de cette fresque futuriste ?

D’abord l’Instrumentalité elle-même.
Guide scientifique et spirituel, gouvernement éclairé, dictature, tout cela à la fois au fil du long temps de la série, elle va régir et guider l’expansion de l’humanité, contrôler — ou non — la diversification de l’espèce (homme-bêtes, robots, Hommes Véritables), mettre en avant certains personnages comme la famille Vomact (ou Von Acht), voyageuse des siècles, ou C’mell la femme-chat amoureuse de Jestocost le Seigneur de l’Instrumentalité initiateur de l’émancipation des Hommes-Bêtes (La Ballade de C’mell).

Évoquons ensuite la vision du voyage spatial. Loin des représentations pleines de bruit (dans l’espace ?) et de fureur habituelles, Smith nous décrit un vide cosmique hanté de présences hostiles, fatales aux explorateurs terriens, qui, lors de leurs voyages interstellaires, doivent s’aider de télépathes guidant des chats aux réflexes fulgurants, armes vivantes seules capables de les détruire (le Jeu du Rat et du Dragon).

Dans La Planète Shayol, l’auteur dépeint une planète prison tout à fait singulière sur laquelle les prisonniers sont dotés, à cause de micro-organismes appelés Dromozoaires, de membres surnuméraires en punition de crimes supposés ou réels contre l’Empire. La terrible ironie de l’histoire, car ironie il y a souvent tout au long de ce cycle, tient au fait que ces minuscules créatures, loin de vouloir nuire aux humains, tentent en réalité de leur venir en aide.

 

Un monument de science-fiction

 

Les Seigneurs de l’Instrumentalité est une création passionnante à la fois par sa remarquable cohérence, l’originalité de l’univers et le ton onirique associé à la manipulation ludique du verbe à travers des néologismes trans-langages où l’auteur prend un malin plaisir à mélanger chinois, anglais, français et allemand. Le lecteur reste souvent bouche-bée puis tétanisé d’horreur devant la créativité de l’auteur tant dans le sublime que dans l’odieux, les mystères et terreurs de l’univers jamais expliqués, l’immensité de la diaspora humaine ou encore les extraordinaires perspectives de planètes incompréhensibles et étrangères.

Cette phénoménale fresque est à la science-fiction ce que le Monolithe Noir est à 2001 l’Odyssée de l’Espace : une grandiose énigme aux inexpugnables secrets.

 

Eric Delzard

 

(1) Impossible de ne pas évoquer également Olaf Stapeldon et ses deux romans Les Derniers et les Premiers ainsi que Créateurs d’Etoiles.

 

Cordwainer Smith, Les Seigneurs de l’Instrumentalité Édition Intégrale, Mnemos, septembre 2018, 1000 pages, 35 euros

 

Laisser un commentaire