Mark Kermode décortique  « L’Exorciste » de William Friedkin

Adaptant le roman de William Peter Blatty sorti en 1971, lui-même inspiré d’un fait divers d’après-guerre (un jeune américain « possédé » aurait été « exorcisé » avec succès par un prêtre catholique), L’Exorciste de William Friedkin est un film que l’on regarde toujours avec crainte.

Que l’on soit croyant ou athée, trouillard ou fier-à-bras, le film remue indéniablement quelque chose de profond en nous, une peur qui remonte du fond des âges : le surgissement des ténèbres et de la bestialité, en somme de l’horreur, au sein du foyer protecteur. Il est significatif que, même si le film se nomme L’Exorciste, on ne l’associe ni au père Karras (Jason Miller), ni même au père Merrin (Max von Sydow) qui orne pourtant la célébrissime affiche, mais à la jeune Reagan (Linda Blair). En fait, le film aurait dû s’appeler L’Exorcisme ou, mieux encore, La Possédée, car c’est cela qui nous obsède : la sauvagerie inouïe d’une jeune fille innocente habitée soudainement par la Bête. 

Dans ce nouveau volume de la remarquable collection British Film Institute : les classiques du cinéma, traduite en français par les éditions Akileos, le critique anglo-saxon Mark Kermode nous explique l’origine de cette « confusion ». En suivant pas à pas la conception du film, en analysant méticuleusement chaque scène, Kermode démontre clairement qu’il y a toujours eu deux Exorcistes, chacun très différents, celui de Friedkin et celui de Blatty. 

 

William Friedkin et Max von Sydow dans le rôle du Père Merrin

 

A la fois scénariste et producteur du film, Blatty est un catholique fervent qui, dès le départ, souhaite rendre hommage aux « forces du Bien », à cette Eglise qui lutte courageusement contre le Mal, prête à se sacrifier pour sauver la jeune fille. L’étude de Kermode prouve que beaucoup de scènes, accentuant l’humanité des prêtres, ont été écrites et tournées à cet effet, puis coupées par Friedkin pour des raisons de rythme, le cinéaste ne souhaitant pas alors dépasser deux heures de film. Mais en dehors de toute question de durée, ce qui compte à l’époque pour Friedkin, c’est de faire un film coup de poing, montrant la contamination de l’Amérique bien-pensante par le Mal, suggérant que si le Bien gagne in extremis à la fin, la Bête sera toujours parmi nous, comme le bacille endormi de la peste. 

Film typique du Nouvel Hollywood, L’Exorciste fait violemment éclater à la face du spectateur tout ce qui a été refoulé pendant soixante ans de cinéma hollywoodien classique et puritain : la masturbation (la célèbre scène du crucifix), les fonctions physiologiques (urine, vomi), le langage ordurier (le mot « Fuck » était banni des écrans). Avec ce film, Friedkin le révolté semble dire : « Vous, spectateurs, avez accepté une image tronquée de la société pendant soixante ans ? Prenez donc ça dans la figure ! » En ce sens, L’Exorciste est bien une œuvre de son temps : à la fin des sixties et au début des seventies, l’agression cathartique du public est à la mode dans les spectacles d’avant-garde newyorkais ; et l’horrible assassinat de Sharon Tate par la secte Manson, en 1969, hante encore l’esprit des gens, innervant inconsciemment les images et l’ambiance malsaine du film. D’où son triomphe en 1973 (1). 

 

Linda Blair en pleine lévitation

 

Mais dans les années quatre-vingt-dix, bien après la sortie de « la version Friedkin », Blatty a voulu remanier le montage, afin de lui redonner sa vision d’origine, plus « positive », plus humaine. Friedkin a longtemps traîné les pieds, puis s’est laissé convaincre. Résultat : en 2000 sort la version longue (qui n’est pas un director’s cut contrairement à ce que dit souvent la jaquette) et c’est malheureusement cette « version Blatty », trop explicite et mal rythmée, avec des rajouts numériques maladroits, qui fait désormais office de version officielle. Ce qui explique pourquoi les spectateurs qui le découvrent aujourd’hui peuvent trouver le film « pas si effrayant que ça », voire un peu mal fichu.

 

Linda Blair en pleine possession

 

En effet, en comparant les deux versions, et en insistant particulièrement sur celle de Friedkin, Kermode prouve la force qu’une simple ellipse peut conférer à un film (voir la fin abrupte de 1973) et, dans la nouvelle version, comment le simple rajout d’une séquence spectaculaire, venant trop tôt (la marche arachnéenne dans les escaliers), peut briser le crescendo et donc le choc de la seconde partie. C’est une leçon de montage à méditer.

Dans la dernière partie de son ouvrage, Mark Kermode rapporte d’ailleurs un propos très intéressant de Friedkin, essayant de justifier ces cafouillages de 2000 ; un propos intéressant en ce sens que le cinéaste démontre involontairement pourquoi l’ancienne version est si puissante : « L’ancienne est effectivement plus froide, plus difficile à digérer, plus abstraite. Elle ressemble plus à un morceau de musique contemporaine qu’à de la musique classique. Cette nouvelle version se révèle bien plus chaleureuse. Et selon moi, bien meilleure. »

On a le droit de ne pas être d’accord avec ce révisionnisme. Le mérite du livre est de bien clarifier la situation. Comme les deux versions sont heureusement présentes sur le blu-ray collector, vous savez ce qu’il vous reste à faire…

 

Claude Monnier

 

Mark Kermode, L’Exorciste, traduit de l’anglais par Sandy Julien, Akileos, collection « BFI : les classiques du cinéma », 128 pages, mai 2018, 11,90 euros

 

(1) D’ailleurs, en dollars constants, le film occupe toujours les premières places du box-office américain, loin devant Star Wars 7 et Avengers !

Laisser un commentaire