« Ma mère, cette inconnue », auto-hétérobiographie de Philippe Labro

L’être d’une inconnue

 

« Je connais gens de toutes sortes », avait assuré Philippe Labro dans le titre d’un de ses ouvrages emprunté à un poème d’Apollinaire. Mais il s’est un jour rendu compte que la liste de ces gens, si diverse soit-elle, n’incluait pas sa mère. Son dernier livre, Ma mère, cette inconnue, est un peu le chapitre qui manquait.

 

Philippe Labro n’est évidemment pas le premier écrivain qui ait consacré un livre à sa mère — ne met-il pas lui-même en exergue une citation d’Albert Cohen ? —, mais l’exercice relève toujours de la haute voltige, dans la mesure où il repose sur un équilibre toujours précaire entre, pour employer un langage cuistre, une narration hétérodiégétique et une narration homodiégétique. Plus simplement, peut-il exister, pour reprendre une expression de Labro, un « journalisme de l’intime », autrement dit un journalisme où le journaliste puisse être enquêteur et témoin sans se retrouver malgré lui dans la situation du narrateur-acteur du Meurtre de Roger Ackroyd ? Bien évidemment, on pourra toujours dire que tout individu ne peut pas ne pas « enquêter » dès lors qu’il veut savoir ce qu’étaient ses parents avant sa naissance, mais se présente alors une autre question, celle de savoir si une telle enquête est toujours légitime et si elle ne risque pas parfois de se retourner contre l’enquêteur. Même lorsque celui-ci n’a rien à voir avec Œdipe. Le titre Ma mère, cette inconnue que Labro a choisi pour son récit n’est pas loin d’être un pléonasme que chacun pourrait reprendre à son compte.

En l’occurrence, enquête il y a parce que secret de famille il y a : la mère de Philippe Labro était officiellement née « de père inconnu », alors même que ce père n’était pas inconnu du tout : c’était le noble polonais chez qui travaillait la grand-mère de Labro et leur liaison a été suffisamment longue et suffisamment sérieuse pour qu’ils aient ensemble un second enfant — oncle de Labro, donc —, mais l’homme était marié, et, à l’époque, on n’avait pas pour habitude d’exposer publiquement sa bigamie, comme d’aucuns le font aujourd’hui.

Résumée ainsi, la situation n’est pas si compliquée — l’homme marié a même longtemps, sans faillir, subvenu aux besoins de la mère de ses enfants naturels —, mais cette vision est une vision a posteriori. L’enquête a été longue et difficile, parce qu’elle ne se limitait pas à un seul pays, parce que la « mère célibataire » elle-même n’a guère été présente, et aussi parce que la mère de Labro ne se souvenait même pas — ou faisait semblant de ne pas se souvenir — du nom de famille de son père, n’en donnant qu’une version déformée. Plus étrange encore, plus perturbante dans la mesure où elle ne porte que sur un détail, cette autre « omission » : ce n’est qu’après la mort de sa mère que Labro a découvert qu’elle avait été, à une certaine période de sa vie, journaliste comme lui. Comme lui, son fils, et elle ne lui en jamais touché le moindre mot. Pourquoi ? Mystère.

Concrètement, autrement dit pour nous, lecteurs, tout cela donne une centaine de pages qui sont sans doute parmi les plus mal fichues que Labro nous ait jamais offertes. Composition fumeuse, répétitions, piétinement… Nous nous prenons à penser qu’il devrait y avoir une loi pour interdire aux enfants de fourrer leur nez dans la vie de leurs parents avant leur naissance, et surtout de prétendre en tirer des livres (à moins de recourir au filtre des métaphores). Il n’est pas vraiment sûr, par exemple, qu’il fallait publier la Jeanne de Jacqueline de Romilly : les contorsions de celle-ci destinées à faire passer certains aspects contestables de sa mère mettaient parfois le lecteur mal à l’aise.

Mais sur le chemin un cahot surgit. Une interruption si brusque qu’on ne comprend pas tout de suite de quoi il retourne, mais qui va paradoxalement permettre au récit de prendre son envol. On se souvient que dans un précédent ouvrage, Labro était « tombé sept fois ». Le voici qui, au beau milieu d’un chapitre, est de nouveau saisi par la dépression nerveuse. Il lui faut cette fois-ci beaucoup moins de temps pour « se relever », mais le choc a été suffisamment rude pour provoquer une correction de trajectoire salutaire. Labro continue à parler de sa mère — et de son père —, mais en recourant désormais à ses propres souvenirs d’enfance, à ce dont lui-même a pu être directement témoin pendant la guerre. Bref, Labro redevient Labro en nous livrant un nouveau chapitre de cette autobiographie qu’il ne cesse de construire à travers toute son œuvre depuis ses débuts. Et ce récit à la première personne, homodiégétique donc, nous apparaît finalement plus accessible, moins autocentré que la première moitié de l’ouvrage. Peut-être parce que les faits et les événements que Labro évoque, à savoir les efforts discrets, mais efficaces, de ses parents pour aider des juifs à échapper à l’occupant nazi, nous conduisent à découvrir d’autres personnages. Parce que l’histoire rejoint ici l’Histoire.

On retrouvera même, dans les dernières pages, cette « grand-mère indigne », avec qui la mère de Labro avait rompu tous les ponts. Cette « reconnaissance », contrairement à ce qui se passe au théâtre, a lieu après que le rideau est tombé, mais l’absurdité de ce décalage ne la rend que plus saisissante. Après tout, la littérature est le seul modèle de machine à explorer le temps dont nous disposions.

 

FAL

 

Philippe Labro, Ma mère, cette inconnue. Gallimard, « Folio», octobre 2018, 6,60 euros

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