« Ma musique, ma vie » : mémoires d’Ennio Morricone

Sur tous les tons

Publication chez Séguier d’une série d’entretiens avec Ennio Morricone. Aucun compositeur de musique de films n’est aussi connu que lui, dont le nom apparaît souvent sur les affiches en aussi gros caractères que celui du réalisateur. Mais Ma musique, ma vie vient nous rappeler qu’un Morricone peut en cacher un autre…

 

La sortie de la traduction française des mémoires d’Ennio Morricone au moment où se tient à la Cinémathèque une exposition Sergio Leone n’est certainement pas le fait du hasard, et l’on saluera ce judicieux timing éditorial, mais pareille « synergie » risque d’engendrer un malentendu. Il convient en effet de prévenir les lecteurs qui s’attendraient à lire un livre centré sur la collaboration Leone-Morricone que celle-ci n’occupe qu’une toute petite partie des six cents pages qui composent cet ouvrage.

C’est que ces mémoires — intitulés Ma musique, ma vie — ne sont pas tout à fait des mémoires. Il s’agit en fait d’une suite d’entretiens dans lesquels l’intervieweur, Alessandro De Rosa, fin musicologue, ne craint pas d’entraîner l’interviewé — qui pense avec Pasolini que la musique a pour fonction de « sentimentaliser un concept » ou de « conceptualiser un sentiment » — dans des développements théoriques qui passeront largement au-dessus de la tête du lecteur moyen. Un exemple parmi tant d’autres ? « Si je démarre par une échelle dorienne, je m’y tiens pour le reste du morceau. Donc, dans le contrepoint qui en découle, il peut arriver qu’entre les quatre ou les huit parties du double chœur, des rencontres dissonantes aient lieu. »

Le premier intérêt de ce livre est sans doute à trouver dans l’âge de Morricone. Ce nonagénaire ne décroche pas ; il continue, aujourd’hui encore, et malgré son peu de goût pour les voyages en avion, de sillonner la planète pour diriger des concerts, mais ses souvenirs font revivre un certain nombre de grandes figures du cinéma italien aujourd’hui disparues. Leone, bien sûr ; Pasolini, homme grave et réservé malgré l’image de scandale qui lui était attachée ; Elio Petri, très politisé, mais étonnamment badin (il présenta à Morricone comme étant la version définitive d’un film un montage bidon où il s’était amusé à ne mettre que des morceaux qui, même s’ils étaient de Morricone, juraient totalement avec les images qu’ils prétendaient accompagner) ; les frères Taviani, pinailleurs comme (pas) deux…

 

© www.enniomorricone.org

 

Toutefois, la vivacité de ces évocations ne doit pas nous faire oublier à quel point il est difficile d’écrire l’Histoire. Le maestro assure que Leone et lui sont immédiatement tombés dans les bras l’un de l’autre lorsqu’ils se sont retrouvés — ils avaient été dans la même classe à l’école primaire — pour Pour une poignée de dollars. Leone, évoquant le même épisode, était beaucoup moins lyrique : il avait raconté qu’il avait fallu que Morricone lui sorte une photo de classe pour qu’il le reconnaisse et que cela n’avait pas suffi à sceller leur alliance, puisqu’il trouvait exécrables toutes les musiques que cet ancien condisciple avait jusque-là produites pour le cinéma. (L’actualité immédiate nous offre une « controverse » du même ordre : l’édition allemande de Playboy vient de publier une interview de Morricone dans laquelle il affirme que Tarantino n’est pas un réalisateur, mais un crétin qui se borne à servir des plats réchauffés, autrement dit à emprunter des idées aux uns et aux autres en se contentant de les monter bout à bout pour faire ses films ; Morricone nie, assure que Tarantino est l’un des grands réalisateurs contemporains, que c’est même à lui qu’il doit d’avoir été oscarisé, et il ajoute qu’il n’a jamais accordé d’interview à Playboy-version ultra-rhénane. Allez savoir où est la vérité…)

En tout état de cause, une chose ressort de ces complicités ou de ces différends avec les réalisateurs : un compositeur de musique de film, même si nous « n’entendons » pas toujours sa musique, peut jouer un rôle aussi important que les comédiens dans le sens à donner à une séquence, voire au film tout entier. Certes, il ne pourra pas faire d’un happy end un dénouement désespéré, mais s’il accompagne l’étreinte finale du héros et de l’héroïne d’une musique « descendante » (après une première mesure trompeusement triomphale), il suggérera au spectateur que le bonheur qui lui est présenté sur l’écran n’est qu’éphémère et que l’essentiel de l’histoire se jouera peut-être après la dernière image.

 

© www.enniomorricone.org

 

Pour ceux qui croiraient que l’art est une activité d’ordre divin et jouissant d’une liberté illimitée, Morricone insiste en outre sur l’importance des contraintes matérielles de son métier : partitions non livrées à temps à un orchestre qu’il convient malgré tout d’utiliser hic et nunc tant la location d’un studio d’enregistrement coûte cher ; obligation d’improviser dans certains cas ; nécessité de se plier aux limites de certains instrumentistes, qui ne sauraient, eux, se plier à certaines audaces ; difficultés de communication avec certains réalisateurs du fait de la barrière de la langue (Morricone explique que, constamment pris par sa passion pour la musique, il n’a jamais trouvé le temps d’apprendre l’anglais et que, de ce fait, il n’a pas pu véritablement collaborer avec un John Carpenter).

Mais, inversement, et c’est sans doute la leçon la plus importante qui se dégage de cette série d’entretiens, le succès de Morricone tient au fait qu’il n’a jamais cessé de repousser les limites de son art (même si cette attitude l’amène à présenter comme l’une de ses plus belles réussites sa partition, certes très expérimentale, mais plutôt imbuvable, pour le film d’Elio Petri Un coin tranquille à la campagne, avec Franco Nero et Vanessa Redgrave). Il a, par exemple, été converti à l’utilisation de la voix humaine en découvrant l’étendue des ressources vocales d’une cantatrice. Il n’a pas craint de persuader Leone de ne pas utiliser la moindre musique pour l’ouverture d’Il était une fois dans l’Ouest, la symphonie des bruits « naturels » faisant largement l’affaire. Il a toujours tenu à écrire lui-même les orchestrations des thèmes qu’il a composés pour nul ne sait exactement combien de films (selon les organisateurs, et même selon la police, entre 450 et 500), et il ne manque pas d’ironiser sur ces grands compositeurs hollywoodiens qui se bornaient à écrire cinq lignes de notes, laissant à de pauvres soutiers, au fond bien plus méritants qu’eux, le soin d’« habiller » ces squelettes (1). Et, avant toute chose, et même si ce pan de son œuvre reste très largement ignoré du grand public, il n’a jamais cessé de composer ce qu’il appelle de la musique « absolue », autrement dit de la musique qui s’écoute en soi et pour soi, qui n’entretient pas de rapport direct avec un art comme le théâtre ou le cinéma. Et c’est pourquoi on ne s’étonnera pas de l’entendre parler autant des doubles croches de Palestrina que des cowboys de Sergio Leone. Morricone n’est pas un compositeur de musiques de films ; c’est un compositeur de musique classique, inscrit dans la continuité des siècles.

 

FAL

 

Ennio Morricone, Ma musique, ma vie ‒ Entretiens avec Alessandro De Rosa, traduit de l’italien par Florence Rigollet, Séguier, octobre 2018, 24 euros

 

(1) Le réalisateur Luigi Cozzi avait déclaré il y a quarante ans dans une interview qu’on se trompait lourdement quand on soupçonnait Morricone d’utiliser les services de ghost writers. « Il aime beaucoup trop l’argent, avait-il malicieusement expliqué, pour déléguer à qui que ce soit quoi que ce soit de son travail ! »

 

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