Coffret « Mark Dixon, détective »

J’ai vu pour ma part des centaines de films américains et tout le monde sait à peu près ce qu’ils représentent en comparaison d’une œuvre française : quelque chose de vif, d’actif, de palpitant, de divertissant, souvent tonique, parfois extravagant. Un produit excitant comme le champagne, le café ou le thé, un des rares cadeaux, enfin, que notre civilisation peut encore nous offrir. »

Ainsi parlait, en 1946, le critique Jean George Auriol, face à la déferlante formidable des films hollywoodiens des années 1940-1946, qui avaient été bloqués aux frontières pour cause de guerre. Un véritable âge d’or qui dura jusqu’au milieu des années cinquante, période bénie où Hollywood visait un public essentiellement adulte.

Aujourd’hui, des maisons d’édition telles que Wild Side, Sidonis/Calysta ou Carlotta font tout pour que ces trésors trouvent un écrin à leur mesure, dans des copies immaculées. Ainsi de Mark Dixon, détective (Where The Sidewalk Ends), film noir de 1950, produit par la Fox de Darryl Zanuck, écrit par Ben Hecht (Scarface) et réalisé par Otto Preminger (Laura). L’histoire d’un flic à la main trop leste, meurtrier par accident, et cherchant à effacer les traces de son crime.

Pour ce chef-d’œuvre du genre, l’éditeur Wild Side a sorti le grand jeu : un boitier grand luxe, imitant savoureusement les couvertures polars/romans de gare et, à l’intérieur, un livret exhaustif, truffé d’analyses pertinentes, de documents d’époque (extraits de mémos passionnés entre le pointilleux Darryl Zanuck et le têtu Preminger) et de photos classieuses. En bonus sur le disque : un documentaire sur la star malheureuse Gene Tierney et un entretien avec un grand spécialiste du vieil Hollywood, le cinéaste Peter Bogdanovich.

Mark Dixon, détective
Le coffret collector Blu-ray/DVD + livret « Mark Dixon, détective »

Concernant le film lui-même, inutile de chercher à convaincre les cinéphiles, ils sont conquis d’avance et savent où ils mettent les pieds. Pour les autres, ceux qui pourraient être rebutés par le noir et blanc et une vedette masculine inconnue (Dana Andrews), je dis ceci : mettez simplement le disque dans votre lecteur… Vous n’en émergerez qu’après une heure trente, laps temporel durant lequel vous aurez été happés par une mécanique diabolique, ce que les Grecs anciens appelaient le Destin, ce que les hommes modernes appellent la Poisse. Vous serez stupéfaits dès les premières minutes du film, qui nous plongent directement dans les rues nocturnes et encombrées de New York, sans musique hollywoodienne, au son unique des klaxons et des moteurs. Là où le trottoir s’arrête… C’est-à-dire dans le caniveau.

Et pourtant, de cet environnement glauque, vous verrez qu’une poésie subtile se dégage : celle créée par la photo ciselée de Joseph LaShelle, celle des décors finement reconstitués qui nous envoûtent dans leurs moindres recoins (voir ce plan-séquence au commissariat où, derrière la fenêtre, la nuit se transforme en jour, nous faisant éprouver en quelques secondes l’épuisante nuit blanche de Dixon) ; celle surtout du cinéaste Otto Preminger, qui a construit sa mise en scène sur des panoramiques épousant le va-et-vient incessant des personnages dans des lieux confinés : un mouvement perpétuel de liaison qui devient la métaphore de la Poisse et du Malheur circulant entre les êtres, tel un virus.

Car dans ce film, tous les personnages, « bons » ou « méchants », sont les victimes d’un même mal : l’urbanisation anonyme. Rarement film nous aura autant donné la nostalgie d’un état naturel, ici totalement absent. Adepte des Lumières, l’Européen Preminger était passionné de Droit et de progressisme : aussi fou que cela puisse paraitre, Rousseau vient constamment à l’esprit en regardant l’humanité en perdition de Mark Dixon, détective.

Mark Dixon, détective
Extrait de Mark Dixon, détective

Pour nous faire ressentir la corruption et le vertige criminel des grandes villes, Preminger et Ben Hecht ont eu le génie de fonder la plupart des séquences sur la répétition, doublant, triplant la même action des personnages (et donc le même mouvement de la caméra), finissant par créer une impression cauchemardesque de déjà-vu : voyez la scène hallucinante de la concierge endormie. Coup de génie du film car Dixon cherche, et parvient justement, en revenant sans arrêt dans les mêmes lieux, à effacer ses actes criminels, à les rejeter sur les autres et, en se travestissant, à travestir les faits, créant ainsi des doubles fantômes dans chaque lieu. Suprême tour de force de l’esprit tortueux de l’homme : à force de mentir, il finirait presque par croire à cette « réalité parallèle » qu’il est en train de créer. Et nous de le croire également, espérant que Dixon s’en sortira, alors qu’il laisse accuser rien de moins que le père de son amoureuse !

Vous comprendrez pourquoi ce « vieux film en noir et blanc » est à découvrir absolument : c’est une plongée totalement moderne, parce que lucide, dans la complexité morale de l’Homme. C’est le combat immémorial et tragique de l’esprit, lorsqu’il cherche vainement à vaincre le poids du réel par des stratagèmes illusoires.

Claude Monnier

Coffret collector Blu-ray/DVD + livret, Mark Dixon, détective (Where The Sidewalk Ends, 1950), éditeur Wild Side, région B, durée du film : 95 minutes, 24,99 euros, parution le 4 avril 2018.

Remerciements à Frédéric Albert Lévy et à Aurore.

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