Maurice Ronet sur Edgar Poe, entretien

Lettres volées

Maurice Ronet sur Edgar Poe

En ces jours où les éditeurs de Blu-rays et de dvd exhument littéralement tout et n’importe quoi, il ne serait pas mauvais de faire un sort à la série télévisée Histoires extraordinaires orchestrée au début des années quatre-vingt par Maurice Ronet.

Maurice Ronet est mort le 14 mars 1983, à l’âge de cinquante-cinq ans. On célébrait donc la semaine dernière le trente-cinquième anniversaire de sa disparition. Enfin, on aurait dû, car qui l’a fait ? Il est vrai que l’héritage de Johnny et ses incessants rebondissements occupent encore l’essentiel de la rubrique « Spectacles » dans la presse française. Sans doute Ronet est-il apparu dans un certain nombre de films qu’on a oubliés et qu’il valait peut-être mieux oublier (Don Juan de Vadim, Les Galets d’Étretat de Sergio Gobbi, Liés par le sang de Terence Young et quelques autres encore), mais c’est aussi l’amant dans La Femme infidèle de Chabrol ou le héros d’Ascenseur pour l’échafaud. Et, en outre, le réalisateur d’une demi-douzaine de films, dont un Bartleby (avec Michael Lonsdale) inspiré de Melville et deux adaptations de Poe dans une série télévisée dont il avait été le maître d’œuvre au début des années quatre-vingt. Car, on le verra dans l’entretien qui suit, comme Chabrol, comme Godard, comme Truffaut, Ronet appartenait à une génération qui accordait encore autant d’importance, sinon plus, aux mots qu’aux images.

Réalisé en juillet 1980, alors qu’il était en train de monter les deux histoires extraordinaires qu’il avait lui-même réalisées, l’entretien qui suit avait paru alors, sous une forme légèrement différente, dans un fanzine édité en Belgique, très confidentiellement, par Jean-Pierre Pollenus. Il nous a semblé naturel de lui offrir une plus large diffusion aujourd’hui à travers les colonnes de Boojum, ne serait-ce que parce que, à travers le cas de Poe, on y aborde la question insoluble, mais inévitable, des rapports entre cinéma et littérature.

 

Entretien avec Maurice Ronet

Le grand public vous connaît d’abord comme acteur. Quand avez-vous commencé à éprouver le désir d’écrire et de réaliser des films ?

Le premier film que j’aie réalisé a été, en 1964, Le Voleur du Tibidabo, qui n’a eu aucun succès. Écrire ? J’ai toujours écrit. Au début, j’écrivais des romans, puis je suis passé aux scénarios. Ma carrière cinématographique a commencé en 1949 avec Rendez-vous de juillet, mais je me suis aussitôt arrêté pour me tourner vers la peinture. Ce n’est qu’ensuite que je suis revenu au cinéma. Au départ, mes intérêts allaient vers la musique, la littérature, la peinture. En définitive, j’ai trouvé tout cela dans le cinéma, avec en plus quelque chose qui flattait mon caractère, à savoir l’aventure que représente un film, et j’ai tout abandonné pour le cinéma. Peu à peu, j’ai découvert la liberté, l’indépendance du métier d’acteur. Et peu à peu, j’ai voulu faire de la mise en scène. Mais il y a vingt-cinq ans, dans les années cinquante, c’était très compliqué. Il fallait être stagiaire sur trois films, puis second assistant sur trois films encore, et, pour finir, premier assistant encore sur trois films… Le métier d’acteur me permettait de vivre d’un bout à l’autre l’aventure d’un tournage. Je suis donc tombé à certains moments dans le piège qui consiste à n’être qu’acteur, mais, à vrai dire, je n’ai jamais cessé d’écrire, et tout se combine : j’ai appris des choses comme metteur en scène en étant comédien, et des choses comme comédien en faisant de la mise en scène.

Écrivez-vous tout seul vos scénarios ?

J’ai toujours avec moi un coadaptateur, du moins au début, car j’aime mieux parler qu’écrire. Mais arrive un moment où, les notes s’étant accumulées, je passe à la rédaction du scénario, et là, je suis tout seul. Je ne pourrais pas tourner un film que je n’aurais pas écrit moi-même, sans doute parce que j’appartiens à une génération qui n’est pas une génération d’images. Ce qui compte pour moi, ce sont les mots. « L’audio-visuel » en tant que tel ne m’intéresse guère.

Vous n’êtes pas seulement le producteur de la série Histoires extraordinaires. C’est vous qui en avez eu l’idée.

J’avais cette idée, cette envie de faire une série de contes d’Edgar Allan Poe depuis longtemps. Cela a été un peu difficile au début, car Poe n’est pas toujours reconnu comme il devrait l’être, encore qu’il soit mieux considéré en France qu’en Angleterre ou aux États-Unis, où il est classé parmi les auteurs mineurs. Il y a quelques années, pendant le tournage du Scandale, Chabrol m’avait fait part de son désir d’adapter des contes de Poe. Puis est sorti peu après le film Histoires extraordinaires, co-réalisé par Vadim, Malle et Fellini. Chabrol devait lui aussi réaliser un sketch, mais, je ne saurais vous dire pourquoi, la chose ne s’est pas faite. J’avais cependant gardé tout cela en mémoire et c’est lui que j’ai sollicité le premier (pour Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume). Après, il y a eu Molinaro, pour La Chute de la Maison Usher [mais cet épisode fut en définitive réalisé par Alexandre Astruc, qui avait dirigé Ronet dans La Longue Marche], Juan Luis Buñuel pour Le Joueur d’échecs. Moi-même, j’en fais deux – Le Scarabée d’or et Ligeia. Et si vous voulez me faire dire que j’ai profité de mon statut de producteur pour me faire plaisir en m’accordant cette double dose, je ne vous contredirai pas. Où est le mal ? En tout cas, j’espère que les spectateurs ne trouveront rien à redire à cela. [1]

Qu’est-ce qui vous attire particulièrement chez Poe ?

Pendant très longtemps, Poe a été mon auteur de chevet. Il m’amuse et m’intéresse tout à la fois, parce qu’il est possible, tout en respectant ses fantasmes et ses thèmes, de l’interpréter de mille manières différentes. Donnez le même sujet à deux réalisateurs différents, vous aurez deux films différents. Si l’on prend les deux que j’ai réalisés, Ligeia est l’histoire d’un homme hanté par le souvenir (mais j’ai combiné à la nouvelle Ligeia proprement dite trois autres nouvelles), et, après ce film d’intérieur, j’ai voulu « prendre l’air » et adapter Le Scarabée d’or, dont le thème m’a toujours fasciné.

Je pouvais ainsi montrer deux aspects différents de l’œuvre de Poe. J’aimerais d’ailleurs que la série s’intitule « Aspects du monde d’Edgar Allan Poe ». Ligeia est très fidèle à la lettre de Poe. On y retrouvera ses outrances et sa pudeur. Le Scarabée d’or présente un aspect peu connu de son œuvre, vaguement esquissé par Roger Corman dans son adaptation du Chat noir, à savoir le grotesque.

Edgar Poe

Que pensez-vous de toutes les adaptations de Poe réalisées par Corman ?

Corman a joué avec Poe comme un virtuose. J’ai déjà dit que Poe n’était pas très prisé par les Anglo-Saxons. Pourquoi ? Parce que, me semble-t-il, il a beaucoup trop parlé de l’aspect obscur de l’âme anglo-saxonne. Il a été écarté parce qu’il avait mis le doigt sur la plaie. Conscient de cela, Corman s’en est diverti. Mais je ne suis pas loin de penser que ses rapports avec Poe ont été bien plus intimes que ceux que j’ai cherché moi-même à établir avec cet auteur. J’admire Corman – pour ses « Poe », mais pour d’autres films aussi.

Poe est-il facile à adapter à l’écran ?

Pour Ligeia, j’ai emprunté des éléments à quatre ou cinq contes et je me suis efforcé de rester fidèle à la manière dont Poe écrit, c’est-à-dire en évitant toute dramaturgie manichéenne. D’ailleurs, dans tous les films que je réalise, j’essaie de construire des espèces de couloirs avec des portes latérales, autrement dit en laissant la place pour différentes interprétations possibles. Je déteste le caractère manichéen du cinéma français, où l’on estime nécessaire de dire dès la fin de la première bobine qui est bon et qui est méchant.

Si l’on s’en tient à la dramaturgie, à l’histoire, à ce qui est raconté, Poe est inadaptable. Pour Le Scarabée d’or, c’est venu d’un trait, mais j’ai dû recommencer trois fois mon adaptation de Ligeia, et il m’a fallu trois mois pour en venir à bout.

Comment Maurice Ronet réalisateur a-t-il choisi ses comédiens ?

Vittorio Caprioli dans Le Scarabée d’or est absolument incroyable. Il a un talent vraiment puissant. Dominique Zardi est lui aussi merveilleux. Dans Le Joueur d’échecs, il y a Martin LaSalle, que vous avez peut-être vu dans Pickpocket de Bresson. Dans Ligeia, c’est Georges Claisse qui joue le rôle principal. Il y a longtemps que je voulais le faire tourner – j’avais même écrit quelque chose spécialement pour lui, mais cela n’avait pu se faire. Joséphine Chaplin [alors compagne de Ronet, et mère de son fils, Julien], jusque-là cantonnée dans des rôles introvertis, va pouvoir « éclater ». Je sais qu’il est idiot de dire qu’ils sont bons, car, s’ils étaient mauvais, je ne le dirais pas, mais le fait est qu’ils sont tous bons.

Dans Ligeia donc, Claisse est un homme qui assiste à son propre cauchemar, mais qui n’en est pas moins très actif. Il lui a fallu, pour interpréter ce rôle difficile, faire appel à des souvenirs et à des sentiments personnels. Le personnage de Joséphine est une femme qui, à un moment donné, comprend qu’elle doit se substituer à une autre, et qui pour cela doit mourir. Pour renaître à l’intérieur de cet homme. Il y a aussi Arielle Dombasle, qui apparaît dans des flashbacks, et qui est Ligeia. Ce n’était pas une mince affaire, car il est difficile de jouer un fantôme.

Les rapports qui s’établissent entre les acteurs et moi-même sont des rapports d’intimité. J’entends par là intimité sur le plateau. Je sais, non pas les prendre au piège, puisqu’on ne prend pas au piège un acteur, mais provoquer en eux certaines choses dont eux-mêmes ignoraient l’existence.

Propos recueillis par FAL

[1] Maurice Ronet oublie de mentionner ici La Lettre volée (mais peut-être ce sixième chapitre était-il encore simplement en projet au moment de l’entretien ?), épisode réalisé par Ruy Guerra et qui s’est révélé être probablement le meilleur de toute la série. Avec, dans le rôle de Dupin, un Pierre Vaneck éblouissant, un scénario à tiroirs extrêmement astucieux et une transposition de l’action au Portugal qui, curieusement, ajoute à l’aventure un charme supplémentaire. Cet épisode justifierait à lui seul une édition B-r.

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