« Molière » par Georges Forestier : une biographie à l’américaine

Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune… ?

 

Dates, heures, lieux, recettes, profits et pertes, gros rhume de tel ou tel comédien… Pas un bouton de guêtre ne manque dans la biographie de Molière proposée par Georges Forestier. Mais ce qui aurait dû, en tout cas pour le lecteur de bonne volonté, se présenter comme un jardin à la française prend assez vite des allures de labyrinthe.

 

Si l’on part du principe que la biographie d’un artiste n’est véritablement intéressante que lorsqu’elle permet d’approcher peu ou prou le mystère de la création, il semble qu’il plane une malédiction autour de Molière. Certes, c’est une entreprise souvent vouée à l’échec que celle qui consiste à se demander comment et pourquoi tel projet a pu naître dans l’esprit d’un écrivain ou d’un artiste, mais l’insatisfaction qu’on peut éprouver à la lecture d’ouvrages sur Hugo, Flaubert ou Proust n’est rien en comparaison de la frustration que procure, si l’on ose dire, toute évocation de la vie de Molière. L’un des exemples les plus frappants à cet égard a été le film d’Ariane Mnouchkine, que des régiments de lycéens allèrent voir pieusement sous la houlette de leurs professeurs de Lettres il y a quarante ans, au moment de sa sortie : il y avait, certes, de magnifiques paysages de neige, un  cheval mort, de beaux habits et que sais-je encore ? mais le travail proprement dit de Molière dramaturge n’était évoqué que dans une seule scène, et pour ainsi dire « par défaut » : Molière, à court d’inspiration et quasi désespéré, était encouragé par sa compagne à reprendre presque textuellement, et assez paresseusement, certains passages d’une pièce de jeunesse. Quant à la question centrale, celle des ressorts comiques de son théâtre, elle n’était jamais posée. Le Molière de Laurent Tirard avec Romain Duris était nettement plus enlevé, mais c’était une œuvre de fantaisie, et avouée comme telle.

Une telle « fatalité » a sans doute deux origines. La première est l’extrême rareté des documents concrets dont on dispose sur l’homme Molière – en particulier l’absence de manuscrits pour l’ensemble de ses œuvres. L’autre touche à l’essence même de son théâtre, et ne saurait être mieux résumée que par cette phrase désabusée, mais ô combien pertinente, d’un commentateur : « On n’a pas la moindre idée de ce que pensait Molière. » On n’a pas la moindre idée de ce que pensait Molière parce que – et c’est probablement là qu’il convient de trouver son génie de dramaturge – il donne leur chance à pratiquement tous ses personnages, le principe consistant à voir en lui un défenseur systématique du juste milieu étant quelque peu sommaire. Monsieur Jourdain est incontestablement ridicule, mais son désir d’apprendre, de progresser, de s’améliorer ne l’est en aucune façon. En tout état de cause, il est moins méprisable que tous les parasites qui l’entourent, à commencer par le noble Dorante. À l’inverse, on se méfiera des personnages a priori sympathiques, mais qui, au fond, ne valent guère mieux que ceux qui sont catalogués comme « méchants ». Les fils des Fourberies de Scapin sont sans doute sincèrement amoureux, mais ils ont pour l’argent la même passion que leurs pères, et l’opposition qui se joue entre eux est d’autant plus vive qu’ils partagent précisément les mêmes valeurs. Quant au vilain Tartuffe, certains ont pu avancer la thèse selon laquelle c’était au départ un personnage de bonne foi (dans tous les sens du terme), mais qui, simplement, n’a pas su résister aux séductions du monde, car, pour être dévot, on n’en est pas moins homme.

Malgré ses cinq cents larges pages, la biographie de Georges Forestier, très sobrement intitulée Molière, qui vient de paraître chez Gallimard ne nous aide guère à nous faire une idée plus précise du personnage. De Molière technicien de théâtre, oui. De Jean-Baptiste Poquelin créateur, pas grand-chose. On ne saurait prétendre que la question du sens même des pièces est passée à la trappe, mais les analyses sont noyées sous de tels flots d’érudition que le lecteur lui-même est noyé à son tour. Stratégies du « producteur » et du dramaturge Molière, gestion des gros et des petits sous – tous ces aspects matériels sont étudiés dans le détail. Mais le manque de recul est tel qu’on est dans certains cas à deux doigts d’oublier de quelle pièce on parle. À titre d’exemple, quelques lignes – cueillies vraiment au hasard, car toutes les pages sont de la même farine – de ce tourbillon gigantesque :

 

Quand on s’interrompit le 18 mars pour le relâche annuel et qu’on fit les comptes, il apparut que la recette entière “pour une part” était descendue à 2608 livres. Il est vrai qu’entre le 15 mai 1667 et le 18 mars 1668 la saison n’avait duré que dix mois, mais, en sens inverse, depuis le départ de Marquise, la troupe ne comptait plus que onze parts. C’était à peine 400 livres de mieux que la catastrophique année 1665-1666. L’affaire de L’Imposteur avait coûté cher à la troupe et le succès d’Amphitryon n’avait pas suffi à redresser la situation… »

 

Bref, ce mal contemporain qui répand la terreur, la manie du making of, a encore frappé. Il est certain que les considérations matérielles durent avoir une importance vitale pour la troupe de Molière, mais elles ne sont pas toujours éclairantes sur la valeur artistique d’une pièce, de la même manière qu’on ne saurait juger de l’intérêt d’un film en prenant uniquement en considération le coût de ses décors ou de ses effets spéciaux.

Et c’est ainsi que Les Fourberies de Scapin sont expédiées en quelques pages, sans que jamais soit abordée la question de la mort ou, simplement, du vieillissement chez Molière. Sans que jamais passe l’ombre d’une émotion. Les Anglo-Saxons ont une formule qui revient souvent dans le titre des biographies : The Life and Times of…, autrement dit « la vie de Machin et l’époque de Machin ». Eh bien, nous avons bien plutôt ici la vie sous Molière que la vie de Molière. Et encore… L’absence de hiérarchie dans la présentation de toute cette poussière d’éléments fait qu’on a bien du mal à y trouver une image un tant soit peu lisible de la France du XVIIe siècle. Malgré l’habillage bestseller dont on l’a gratifié, cet ouvrage érudit ne séduira que les déjà érudits. Et c’est paradoxalement dans Molière – Une aventure théâtrale, l’étude de Jacques Guicharnaud publiée il y a un demi-siècle dans la Bibliothèque des idées au look nettement plus janséniste, que l’honnête homme trouvera de véritables lumières. C’est chez le même éditeur. Et toujours au catalogue.

 

FAL

 

Georges Forestier, Molière, Gallimard, « Biographies », octobre 2018, 544 pages + 16 pages hors texte, 32 illustrations, 24 euros

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