« New York, Haïti, Tanger et autres lieux », Truman Capote et l’art du voyage

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Vous connaissez Tom Waits ? Tout le monde le connaît. Enfin, son nom au moins. Sa musique ? Mouais, intellectuelle, prétentieuse, mais intéressante, sans aucun doute. Expérimentale aussi. Sa bobine est bien connue, aussi, le lascar a traîné ses guêtres au cinéma, à la télévision. Alors quand je rentre dans un café brun amstellodamois, décoré sobrement et disposant d’une platine et de caisses remplies de vieux 33 tours, je ne fais pas plus attention que cela à la voix de dépressif qui m’accueille sobrement sur un air de piano, à la tombée du jour.

 

Un soir dans un café néerlandais

On mange toujours bien dans ce café sans prétention et aux plats pourtant toujours originaux. Vous vous en fichez sans doute, vivant en France, mais je vais me permettre de garder l’adresse pour moi, pour l’instant. Et puis le café est toujours plein à craquer et, à la néerlandaise, on peut être sûr qu’on ne s’entend ni parler, ni penser, tout comme on n’entend jamais la musique, tant les gens parlent fort. Sérieusement, un café néerlandais, c’est l’équivalent des décibels d’une discothèque de province. Mais ce soir, rien de tout cela. Nous sommes lundi, et les bruyants Néerlandais — ils sont adorables, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit – sont restés à la maison. Conséquence inattendue : le saphir qui gratte la surface du 33 tours, sans doute plus vieux que le bar lui-même, et l’amplificateur qui tutoie mes oreilles assez délicatement, je dois dire, et me rappelle qu’un dépressif est en train de se plaindre sur un vieil air de piano.

 

 

Truman Capote, vous connaissez ?

Je me pose à une table en coin, vue idéale sur le café à moitié vide. Je commande leur entrecôte délicieuse, avec ses haricots verts et ses frites (standard batave d’accompagnement oblige) et sa sauce au vin rouge qui fait toute la différence. Ma bière arrive, je sors mon petit livre intitulé New York, Haïti, Tanger et autres lieux (merci Folio de m’avoir trouvé aux Pays-Bas, merci à Boojum pour avoir si efficacement servi de relais, fin de la page publicité non-obligatoire mais bien reconnaissante) et commence à le feuilleter. Je réfrène l’envie de penser aux nombreux mauvais et faciles jeux de mots sur le nom de l’auteur. Truman Capote, vous connaissez ? Le type qui a écrit De sang-froid, le type par qui arrive le scandale, celui qui cultive une image d’être génial mais forcément vil, maniéré et tout. Enfin, c’est l’image qui me vient de l’interprétation forcément géniale, elle aussi, par Philip Seymour Hoffman dans le film à son nom. Pas que j’ai vu le film. Ou peut-être que si, en fait. Mais à part la cigarette qui pend pseudo-vulgairement au bord des lèvres (Houellebecq, ton originalité m’a tuer…), je n’en retiens pas grand-chose. Quand l’ennui nourrit Alzheimer…

 

New York, Haïti, Tanger et autres lieux
crédit : LIFE magazine

 

Détour par Brooklyn

Mais revenons à nos moutons. Ou plutôt à mon entrecôte, délicieuse, qui arrive alors que je termine le premier texte sur New York et que se présente à moi le titre du suivant, Brooklyn, comme si Brooklyn ne faisait pas partie de New York, tss… Mais là surprise, si le premier texte me plongeait dans un Manhattan oublié et féérique, celui des petits quartiers, de la possibilité d’une vie sur l’île (Houellebecq pompe, je pompe Houellebecq, sauf qu’il a du talent malgré tout, cycle de la vie, quoi), Brooklyn m’apparaît comme la banlieue qu’elle était à la fin des années 40, avec ses WASP qui craignent l’arrivée des noirs et des juifs, des voisins intéressants, tant qu’ils vont vivre ailleurs et ne viennent pas bousculer la monotonie chaude et chiante comme on l’aime quand on vit là.

 

Tom Waits pour lire New York

Après Closing Time, premier album de Tom Waits, c’est The Heart of Saturday Night qui arrive à mes oreilles (j’ai demandé à la serveuse, histoire de me coucher ce soir plus instruit, à défaut de moins bête). Un album écrit sur le modèle de In the Wee Small Hours de Frank Sinatra. Il fallait oser l’hommage. Et force est de reconnaître que l’album est réussi, que l’ami Tom sait raconter des histoires, et qu’il est difficile de trouver mieux pour lire sur New York. Enfin, quand Sinatra n’est pas dans les murs, s’entend.

 

Un jour, alors que nous passions au-dessous de l’East River, je vis une fille de seize ans environ – membre de quelconque cercle d’étudiants, je suppose — qui portait un panier rempli de petits coeurs découpés dans du papier écarlate. “Achetez un coeur solitaire, gémissait-elle en traversant le wagon, achetez un coeur solitaire.” Mais tous ces voyageurs blêmes et sans expression, dont pas un n’avait besoin d’un coeur, se contentaient de tourner, d’une chiquenaude, les pages de leur Daily News. »

 

 

D’Hollywood à Haïti en passant par l’Europe et Tanger

La suite du voyage, toujours avec Tom Waits, et alors que mon entrecôte n’est plus qu’un agréable souvenir et qu’il va me falloir un café. Avec New York, Haïti, Tanger et autres lieux, on file à Hollywood. Si tout était féérique à Manhattan, Hollywood n’est que chimères. Déjà, la machine à rêves n’est qu’une plaine remplie d’illusions. Alors il vaut mieux s’envoler pour Haïti, en espérant que l’ami Truman saura encore nous conter les histoires des gens qui habitent tous ces lieux, sans lesquels la description serait bien stérile. Alors puisqu’on est dans l’image d’Épinal et qu’on doit en passer par tous les clichés, oui, il y aura du vaudou. Oui, on aura vaguement peur pendant le rituel. Mais là n’est pas le but de Truman Capote. Il s’immerge autant que faire se peut, rencontre les locaux, racontent certaines de leurs histoires. Et il le fait avec brio, donnant vie à des lieux et des temps perdus. Plus faible que les autres récits, Vers l’Europe nous fait découvrir ici un bout d’Italie, là un bout de France. Peut-être l’histoire de cette jeune chef de gang à Venise est-elle moins convaincante, ou moins intéressante, ou peut-être Tom Waits commence enfin à me porter sur le système… Je lève la tête, tend l’oreille… Non, c’est toujours bon, excellent même. Je demande un bourbon sans glace et me plonge dans la dernière vignette du recueil, dédiée à Tanger. Une folle envie de déménager dans le temps et dans l’espace me prend.

 

 

Une plongée dans la vie des gens

Les récits de New York, Haïti, Tanger et autres lieux sont tirés d’un recueil, Les Chiens aboient. Souvenir, sites, silhouettes (1). Ils posent l’auteur comme une voix essentielle de la littérature américaine du XXe siècle, bien avant que la célébrité ne le touche. Encore une fois, le voyage n’est rien s’il se contente de décrire des lieux. Truman Capote se plonge dans la vie des gens qu’il rencontre. Une marque de fabrique qui lui vaudra le succès international que l’on sait. À raison. Je salue au passage la qualité de la traduction de Jean Malignon. Je ferme le livre, termine mon bourbon, règle l’addition et me dirige vers la sortie. La nuit m’accueille, froide et humide, et je me dis qu’il va me falloir trouver ces albums de Tom Waits en vinyle.

 

Glen Carrig

 

Truman Capote, New York, Haïti, Tanger et autres lieuxtraduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Malignon, Gallimard, « folio 2 € », novembre 2017, 128 pages, 2 euros

 

(1) Textes extraits du recueil Les Chiens aboient, Gallimard, « L’Imaginaire », mars 2014, 238 pages, 8,90 euros. Edition originale The Dog Bark, 1977

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