« Nouvelles morales, nouvelles censures »,

Emmanuel Pierrat, spécialiste du droit de l’édition, de la franc-maçonnerie et des littératures licencieuses, contemple une société mise en coupe réglée par une nouvelle censure, née de la pression de nouveaux groupes qui veulent, chacun de son côté, imposer une moralisation de la selon leur propres critères rétrogrades. Nouvelles morales, nouvelles censures est un état des lieux des dommages déjà incroyables subis par la société, à force d’abaissement et de compromission. Emmanuel Pierrat y poursuit son travail engagé avec son essai Le Livre noir de la censure (Le Seuil, 2008). A la manière du Tartuffe de Molière, il égrène en titre de chacun de ses chapitres les choses à cacher (oubliant que le texte original dit « couvrez ») pour montrer combien bas est descendue la civilisation dans la veulerie et la compromission, au sacrifice de l’art, non seulement, mais de son histoire même.

 

 

Le tribunal de l’immédiateté 

Sitôt qu’une personnalité est soupçonnée, point de demi-mesure, la voilà soumise à l’opprobre et son oeuvre même doit être effacée. De Woody Allen à Bertrand Cantat, même causes, mêmes effets : il faut que l’acte immoral commis hors du champ culturel soit puni par un ostracisme culturel définitif et complet. Cantat ne doit plus pouvoir chanter parce ses chansons sont une négation du combat contre la violence faite aux femmes… 

Ainsi, ne pouvant atteindre l’homme (qui n’est pas encore jugé ou qui a purgé sa peine), c’est son œuvre qu’on va chercher à atteindre.

 

Quelle sera la mémoire d’une société qui ne saura rien des errements de son passé ? Quelle capacité d’analyse, de critique, de rébellion, auront les générations qui grandiront en parcourant une histoire de l’art ou de la littérature caviardée, réécrite, aseptisée ? Nul ne le sait encore, mais le biais est pris. Et, lorsque la question sera examinée avec sérieux, il sera sans doute trop tard  pour revenir en arrière. Pire encore, nous n’aurons plus les moyens, intellectuels, de savoir ce qui a été peint, écrit, lu, admiré ou conspué. Le public du futur sera anesthésié. Quant au chercheur du futur, il sera bien démuni pour reconstituer ce pan d’humanité effacé en quelques années seulement. »

 

Haro sur la mémoire 

Une société qui ne veut pas se voir en face, qui gomme les traces indésirables dans son passé, qui change le titre d’une œuvre ancienne parce que l’exposer telle quelle risquerait de choquer, 

C’est en rappelant la quête des iconoclastes du XVIe siècle que Pierrat touche à l’universalité du défaut majeur des moralistes : ils refusent de voir ce qui contredit, ou nie, leur propre vision du monde. Si donc je détruis telle statue de la vierge, alors la vierge n’a jamais existé. C’est sommaire, mais efficace. Doit-on continuer de célébrer Christophe Colomb comme découvreur de l’Amérique ou le haïr comme étant à l’origine du massacre des Amérindiens ? L’idéal serait de « savoir expliquer, conserver sans détruire. Eduquer, montrer en contre-exemple, plutôt que de faire disparaître. » Mais il faudrait pour cela, aussi, réformer l’homme. Ce que la civilisation devrait être à même de faire, pourtant… 

De tout cela, dans l’urgence d’une cause à défendre, Emmanuel Pierrat s’alarme à juste titre. Des œuvres qu’il faut bannir parce qu’elles utilisent tel mot aujourd’hui connoté négativement (nègre, par exemple). Des œuvres qu’il faut cacher parce qu’un sein y apparaît et que le puritanisme ambiant s’y oppose (avec ceci de paradoxal que l’art moderne ose les plus incroyables salauderies — pour parler comme les Goncourt — mais que tout le monde trouve cela magnifique, quand La Naissance du monde de Gustave Courbet est classée X). Le passé est une source inépuisable pour exprimer à rebours son exigence morale !

Pire que subir, certains vont au devant des censeurs en instaurant, par exemple dans l’édition américaine, des comités de « Sensitivity readers » chargés de « s’assurer que des minorités — telles que les sourds, les homosexuels, les Noirs ou encore les handicapés — ne se sentent offensées par les livres et ne les dénoncent pas sur les réseaux sociaux ». Bien sûr, l’artiste doit pouvoir s’emparer de ces nouvelles contraintes et, les sublimant, parvenir à délivrer son message malgré ces nouvelles consignes… Est-ce un vain espoir de demander aux victimes de ces pressions surnuméraires d’être elles-mêmes le moyen d’y échapper ?

 

L’art comme symptôme

L’art est un des phénomènes les plus visibles d’une société, d’une culture. Mais l’art n’est que le symptôme d’un phénomène bien plus profond, qui vise rien de moins que la civilisation elle-même. Qu’on efface le passé dans sa vérité d’alors parce qu’aujourd’hui telle chose est mauvaise, c’est déjà mentir et travestir le réel (ces photos de Sartre ou de Malraux retouchées et d’où les cigarettes avaient disparu…). Sous la pression de réseaux de plus en plus sociaux et de moins en moins réels et humains, d’hommes et de femmes qui se cachent derrière des écrans et des ligues de vertus, la société se morcèle, et donc s’amenuise.

 

Pour Emmanuel Pierrat, l’art doit être le fer-de-lance d’une résistance à l’amoindrissement des libertés, car c’est l’art qui « nous rend humains, nous fait vibrer. C’est une boussole qui nous guide vers la liberté et la créativité. Ne perdons pas le cap » car de partout, droite ou gauche, islam ou chrétienté, partis politiques ou société civile, pleuvent les nouvelles injonctions, les nouveaux interdits, les nouvelles censures, au nom d’une frange restreinte de la société, communautaire et rétrograde. gageons que cet amer constat ouvre des perspectives et qu’il ne soit pas déjà trop tard…

 

Loïc Di Stefano

Emmanuel Pierrat, Nouvelles morales, nouvelles censures, Gallimard, octobre 2018, 158 pages, 15 euros

 

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