Pentagon Papers ou l’Amérique fermée

D’Empire du soleil à Il faut sauver le soldat Ryan, les premiers films historiques de Steven Spielberg étaient avant tout d’admirables devoirs de mémoire, dénonçant la violence de l’Homme « en général ». Mais depuis le traumatisme du 11 septembre 2001, le cinéma de Spielberg est devenu plus politique, plus acéré, avec en ligne de mire les Etats-Unis d’Amérique. Cela s’est traduit en premier lieu par une série de films frénétiques, voire névrotiques (Minority Report, La Guerre des mondes, Munich), dénonçant la peur paranoïaque et l’instabilité d’un pays devenu une prison à ciel ouvert. « Amérique fermée » répétait sans cesse le pauvre clandestin dans Le Terminal.

Puis, au cours des dix dernières années, la charge politique de Spielberg a quitté le domaine immédiat de l’angoisse et de la violence pour prendre de la hauteur et de la sagesse. Avec Lincoln, Le Pont des espions et Pentagon Papers, le cinéaste dénonce toujours les travers de l’Amérique, respectivement le racisme envers les Noirs, les tortures de Guantanamo et les Fake News de Donald Trump, mais il le fait de manière plus sereine, plus philosophique. En effet, avec le lointain Amistad en 1997, ses trois derniers films pourraient former une tétralogie, que l’on pourrait nommer la tétralogie du Verbe. Ainsi, comme Amistad et Lincoln, Pentagon Papers commence dans le mutisme, la violence et le sang pour se plonger ensuite dans des intérieurs bourgeois, où se joue véritablement le sort des personnages et du pays, à base de duels verbaux. Comme Le Pont des espions, il délaisse l’action pour les négociations contractuelles et policées.

A un niveau prosaïque, les détracteurs diront simplement que ce sont quatre films bavards et que Spielberg s’est embourgeoisé. Mais, d’une part, ce serait oublier que le cinéaste sait encore se montrer enjoué et virevoltant (Le Bon Gros Géant, le futur Ready Player One) et d’autre part, ce serait sous-estimer sa passion pour le réalisme historique : si ces films sont « bavards et embourgeoisés », c’est parce qu’ils mettent en scène des bourgeois dont l’arme unique est le verbe. Point. Et si l’on veut voir plus loin que le bout de son nez, on peut penser que le vieux maître a surtout compris que la Civilisation et la Loi sont avant tout affaire de langage, de mots, et que ce sont les mots, et non les actions, qui déplacent véritablement les montagnes. Les véritables héros de Pentagon Papers, ce sont eux, que Spielberg filme amoureusement en gros plan, montrant leur laborieuse impression et leur diffusion sur papier à une époque pré-numérique (1971) où ils étaient encore lus « en chœur » par un public concentré. Une époque où ils étaient encore sacrés.

 

 

Bien sûr, les mots sont à double tranchant. Dans cette tétralogie du Verbe, on ne peut s’empêcher de penser, et Spielberg le premier semble le suggérer, qu’il est regrettable de devoir tout marchander, de devoir placer un procès d’esclaves sur le terrain du commerce de marchandises et non sur celui des Droits de l’Homme, afin de pouvoir gagner leur liberté (Amistad) ; de devoir soudoyer ou faire chanter des parlementaires pour qu’ils appuient le XIIIe amendement mettant fin à l’esclavage (Lincoln) ; de devoir négocier terme à terme, comme pour une police d’assurance, l’échange de deux prisonniers pendant la Guerre froide (Le Pont des espions) ; ou bien encore, dans Pentagon Papers, de devoir tergiverser alors qu’on possède la vérité (le fameux rapport McNamara sur les mensonges du Pentagone concernant le Vietnam), par peur de contrarier les hautes instances du pouvoir.

 

 

Et de voir ainsi Katherine Graham (Meryl Streep), directrice du Washington Post, louvoyer, se ronger les sangs, hésitant à quitter sa zone de confort, sa vie bourgeoise justement, avoir peur de la prison pour elle-même ou son rédacteur en chef (Tom Hanks), et craindre le chômage pour ses employés.

L’Amérique fermée évoquée plus haut, c’est ici celle de l’Establishment, et c’est pourquoi Spielberg organise sa mise en scène sur le principe du cercle et de la sinuosité : dotée d’un objectif au grand angle comme dans les premiers Polanski, la caméra encercle, autant dire enferme les personnages, au cœur des rédactions enfumées, des salons trop apprêtés et des chambres solitaires. Des cadrages étouffants dans un cadre étouffant. Cela est admirablement synthétisé par la fameuse conférence improvisée à plusieurs téléphones, où Katherine, chancelante, doit prendre la décision de sa vie (publier ou ne pas publier), cernée psychologiquement par ses interlocuteurs et physiquement par des cadrages de plus en plus oppressants, qui tournent autour d’elle en arc de cercle.

 

 

Comme Amistad ou Lincoln, tout le film n’est qu’une longue joute verbale entre, d’un côté, des bouches sûres d’elles-mêmes, proférant le mensonge, la haine ou la menace (les propriétaires de la Amistad au tribunal ; les Sudistes en 1865, à la Chambre des Représentants ; Nixon de dos, derrière les vitres de la Maison Blanche) et, de l’autre, des bouches nobles mais hésitantes, isolées, au bord du renoncement. Une joute laborieuse, réaliste, qui n’a rien de glorieux. Et c’est bien à cause de cette plongée en apnée dans la compromission, qui est sans doute notre compromission, que le verdict final nous mène au bord des larmes. A ce moment, quand la parole vraie, les mots simples, le bon droit, éclatent enfin, réaffirmant le principe magnifique du Premier Amendement, nous avons les nerfs qui lâchent, les larmes nous montent aux yeux. Nous avons un vrai sentiment de libération.

Dans Pentagon Papers, cette libération est annoncée une nouvelle fois par une femme suspendue au téléphone, la journaliste du Washington Post Meg Greenfield (Carrie Coon), qui relaie pour ses collègues la décision de la Cour Suprême. Mais cette fois la caméra ne l’encercle plus avec menace, elle la contemple. Un état de grâce qui répond à celui de Katherine Graham descendant les marches de la Haute Cour, sous le regard admiratif et complice de ses concitoyennes.

Car Pentagon Papers est aussi et surtout le film d’une femme faisant éclater les murs du patriarcat. Elle ne le fait pas avec violence mais avec retenue et intelligence. Comme Ulysse dans l’antre du Cyclope, sa seule arme est le verbe.

Dernière minute : à tous ceux qui accusent Spielberg de diaboliser Nixon en le filmant de dos, en train de proférer ses menaces, précisons qu’il s’agit de la vraie voix du président, issue des bandes magnétiques d’époque. Cette manière de filmer était donc la plus logique.

 

Claude Monnier

 

Pentagon Papers (The Post, 2017) de Steven Spielberg, avec Meryl Streep et Tom Hanks ; scénario : Liz Hannah, Josh Singer ; photographie : Janusz Kaminski ; montage : Michael Kahn, Sarah Broshar ; musique : John Williams ; décors : Rick Carter ; production : Fox, Amblin.

 

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