Speer, l’architecte d’Hitler, un nazi ordinaire

Un historien anglais de l’Europe contemporaine

Né en 1936, professeur émérite d’histoire de Simon Fraser University au Canada, Martin Kitchen est un spécialiste en histoire européenne contemporaine, avec une préférence pour l’allemande. Il a publié Rommel Desert’s war : Waging World War II in north Africa (Cambridge University press, 2009).  Cette biographie constitue sa première publication en France et sur un personnage clef du IIIe Reich de surcroit, Albert Speer. Speer fait partie des dignitaires nazis qui ont sauvé leur tête lors du procès de Nuremberg en manifestant son repentir lors des audiences. Il a aussi la particularité d’avoir laissé des mémoires qui ont eu un grand retentissement médiatique (Au cœur du IIIe Reich), écrites avec Joachim Fest, journaliste allemand qui lui a également consacré une biographie. Albert Speer a voulu laisser de lui l’image du « bon nazi », technocrate ne s’étant pas occupé de politique et qui n’était pas au courant de la Shoah. Cet autoportrait a fasciné ses lecteurs, dont un certain Stanley Kubrick qui pensa un temps tourner un film autour de Speer.

 

Derrière le mythe

Mais la recherche historique a démantelé ces belles histoires. Martin Kitchen nous dévoile un tout autre personnage, ambitieux et courtisan, sans sens moral. Architecte sans génie, Speer réussit à séduire Hitler qui en fait un de ses favoris. Il participa à la conception des plans de « Germania », un remodelage complet de Berlin, qui nécessitait l’expropriation des juifs berlinois. Speer se fit donc le complice de cette expulsion. Antisémite modéré, il adhérait au régime et accumulait gratifications et prébendes. A la mort de Fritz Todt, il devint ministre de l’armement grâce à sa faveur auprès d’Hitler et paracheva la réorganisation de l’économie allemande pour faire face à la guerre : il s’en attribua bien sûr le seul mérite. Toutefois, si Speer s’entoura d’une équipe d’experts et s’acquit le soutien des industriels de la Ruhr, il commit des erreurs. S’il finança V1 et V2, il négligea les nouveaux avions en réaction et la recherche atomique. Surtout il privilégia souvent de vieux modèles de chars et d’avions, dépassés en 1944.

 

Un nazi comme les autres

Sans entrer dans le détail de cette biographie touffue et néanmoins passionnante, Speer fut complice des crimes nazis. Il contribua à organiser le recrutement forcé de la main d’œuvre en Europe, dont la responsabilité incombait à Sauckel, et ne fit rien pour arranger les conditions de travail qui menèrent nombre de travailleurs à la mort. Il exploita aussi la main d’œuvre juive issue des camps de la mort tout en étant parfaitement au courant de la mise en œuvre de la solution finale. Speer entretenait d’ailleurs d’excellentes relations avec Himmler. Cultivé, raffiné, aimable, Speer paraissait tellement étranger à ses confrères, souvent grossiers et violents, qu’il réussit à sauver sa tête et à réécrire l’Histoire à son avantage. Cela marcha un temps mais, depuis les années 80, la recherche historique a retrouvé le nazi derrière le mythe… Il faut donc lire cette biographie qui déconstruit avec minutie l’autoportrait de cet homme qui longtemps abusa l’opinion occidentale.

 

 

Sylvain Bonnet

 

Martin Kitchen, Speer, traduit de l’anglais (États-Unis) par Martine Devillers-Argouarc’h, Perrin, octobre 2017, 640 pages, 27 euros

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