Une femme invisible, ou le portrait de la mère d’Aragon

Madame Bovary pas morte. Flaubert dégagé. Stendhal, Marcel Proust, Albert Cohen, courez vite vous cacher, la littérature pour femmes de chambre, celle-là même qu’au Miroir de Stendhal Aragon en 1967 renommait littérature pour concierges est à présent œuvre de normalienne. 

Le jour où la littérature a cessé de faire œuvre d’émancipation coïncida sans doute avec l’avènement de la littérature engagée (1) qui a nécessité de victimes et non plus de héros pour se constituer. 

Singulièrement aujourd’hui Marguerite Toucas-Massillon, mère de Louis Aragon, en fait les frais dans un livre de Dames, heureux surgeon des antiques bluettes, diffusées dans nos belles provinces par les colporteurs et aujourd’hui par tous les éditeurs.  Sans distinction.  L’auteure, le féminin s’impose quand un professeur d’université, spécialiste d’Aragon, prétend, identifiant un personnage, s’identifier elle-même, illustrer pleinement une nouvelle forme littéraire, très en vogue ces jours-ci : la littérature de selfie. 

 

 Kesako ? demande Zazie avant de prendre le métro.  

Quand tu te prends en photo avec la Tour Eiffel ou la Joconde, es-tu persuadée que ta présence augmente l’intérêt des monuments ? 

Mon cul, du pipi de chien, je marque mon territoire. 

Ça me va. 

 

Et bien certains auteurs estiment aujourd’hui qu’il suffit de se mettre en scène à côté d’écrivains du passé pour remonter la cote des morts.  Leur obtenir davantage de likes. 

Une blague ? 

Plus de 40 % de la production littéraire contemporaine. 

Plus sérieusement Prends Hamlet, Shakespeare, Gary, Racine, n’importe qui — acteur, artiste, homme ordinaire et comme dans un montage d’Andy Warhol colle ta photo à la place du grand mort.  Mets-toi ensuite en scène à la piscine municipale, à l’hôtel, au marché, en proie à tes affres créatrices.

Ils ne seraient pas un peu prétentieux ? 

Même pas. Enfin pas seulement. Il faut bien de l’orgueil pour écrire et tâcher de publier. Surtout improductif. Se mettre en scène, excepté quand le contexte sert de cadre à une révélation, gâte le projet. Elle est devenue compliquée, ma chère Zazie, la question du locuteur-énonciateur depuis la disparition du « narrateur omniscient ». Si un auteur s’empare d’un problème, à défaut de le résoudre totalement, il doit bien faire avancer l’enquête. Il l’a promis, contrat, pacte tacite.  Parfois il peut arriver qu’un élément de sa vie personnelle lui permette d’entrevoir le possible dénouement de l’énigme. Lettre V : le petit pan de mur jaune d’un tableau de Vermeer, une sonate de Vinteuil, des pavés vénitiens… Certes l’auteur est libre. L’auteur a tous les droits, même celui de s’immiscer. Il y a manière et manière. La littérature de selfie ne fait pas le job. Le lecteur va acquérir ce livre pour en savoir davantage sur Marguerite Toucas et non pas sur Nathalie Piégay. Quand bien même, Nathalie Piégay serait ou aurait été Barrès dans les rues de Tolède, parti à la recherche du secret du Greco, Montherlant à Séville devant Don Juan mangé par les vers ou Modiano sur les traces de Dora Bruder, elle a massacré son sujet en ramenant Marguerite à l’ordinaire des femmes, éternelles victimes de l’ordre maternel, bourgeois, patriarcal et j’en passe. Condamnée. La biologie est destin. Carlitos’way.  Impasse. Voie sans issue. Disons qu’elle ne m’a guère convaincue. 

Le job, se mettre dans la peau de Marguerite, était difficile. D’ailleurs personne avant elle n’avait osé.  Sans doute aurait-elle dû user d’une autre forme narrative – celle dont usèrent Beckett et Joyce pour dire le règne de la contradiction dans un cerveau de Dame et la complexité des systèmes de compensation, l’inouïe capacité féminine de sublimation. Benito Pérez Galdós dans Tristana y parvint. Pourquoi les hommes parlent-ils parfois mieux des femmes que les femmes  d’elles ? (2) Pour cette simple raison qu’ils acceptent le pacte de l’écrivain ou pacte du voyageur, de l’Embarqué. Au gré des vents, enfer ou gouffre qu’importe au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau, au lieu d’accorder, doxa trop bien intégrée, leur confiance aux stéréotypes. La littérature demeure le lieu où le multiple et l’un en un seul mouvement, dans le même temps et dans le même espace se déploient, quand dans la vraie vie, chacun voit midi à sa porte et ignore fondamentalement, pressé de vivre, tirer son épingle du jeu, l’Autre. Une des fonctions de la littérature réside en ce fait très ironique de condamner des bourgeois qui d’ordinaire fuient les misérables à écouter avec intérêt et passion leurs sinistres divagations, les hommes à entendre Molly Bloom tour à tour les désirer, les rejeter… les céliniens à subir avec bonheur les élucubrations de Chatterton ou de Cinq-Mars et les amants, heureux amants certains de n’aimer qu’une fois, blêmir de jalousie en entendant la Camilla du Carrosse du Saint Sacrement faire l’apologie de l’amour libre. En Romancie, péchés et crimes, laideur et ordinaire se font éros glorieux, sacrifices de l’aube, lumières et combats où tout redevient page blanche, chemin nouveau, ô vie jeune Capitaine, il est temps levons l’ancre… Seules limites connues, la technique, le métier, encadrés par la grammaire, la prosodie, la musique. La plus sinistre des vies, par l’efficace de la narration, se fait offrande à la beauté du monde.  Arrivé dans ce pays inconnu les choses et les êtres obéissent à des lois étrangères et la langue doucement s’accoutume. Tout le plaisir des voyages tient à ces imperceptibles changements non seulement de perspectives mais à une véritable révolution entraînant sur le champ, cher Michel Butor, la modification tôt suivie de la disparition de toutes les certitudes. Bascule, envol, éveil, l’écrivain et le lecteur à sa suite se font équilibristes. Fil du rasoir, fil de la vierge. La littérature fait des hommes des oiseaux de paradis qui rêvent en volant, les trois V. Vermeer, Vinteuil, Venise.  Tu peux évidemment comme Sterne ou Trollope rappeler au lecteur les conventions, te moquer du pacte narratif et dialoguer avec ton lecteur. Le personnage principal ne saurait être toujours l’auteur. 

 

Qu’est-ce qu’un auteur ? 

 

Une voix, un regard, un flux de sensations mouvantes, un souffle, respiration et esprit à la fois, un guide dans la ténèbre du sens vers la nuit claire et ses métaphores obsédantes l’impur conglomérat de goûts et de dégoûts qui après la mort authentifieront la personne. Les fameux biographèmes de Barthes. Ses j’aime je n’aime pas. À la fin du conte, ombre du conte, des couleurs, des contours, halots ou aura. Rien de tangible.   

Dans le cas de la littérature de selfie, il ne s’agit plus de « promener un miroir le long d’un chemin », comme le préconisait Stendhal, mais d’invasion, de dévoration et donc de perte du monde au profit de sa propre image. Le monde devient prétexte à parler de soi et non objet à découvrir ou à redécouvrir. Horizon barré. Autisme. Moiisme.  Une déformation professorale. À force d’avoir tant cherché l’homme derrière l’écrivain, les écrivains contemporains, souvent des universitaires ou du moins d’anciens bons élèves, érigent à l’avance leur statue. Chaque livre constitue un service rendu, non à une cause mais à l’humanité, et doit pour cela, orgueil suprême, service inutile, comporter une part d’inédit. Car enfin pourquoi écrire disant ce qui déjà fut dit ? 

En résumé, ma chère Zazie, un selfie n’est pas un autoportrait. L’un requiert un long et patient labeur, témoigne d’une réflexion sur le travail de l’artiste et les effets du temps qui passe, épuise, exténue le jeune homme et délivre le vieil homme qui renaît et l’autre pur instantané, apologie du seul présent, ne prend aucune peine. L’un s’évertue à saisir sinon l’âme du moins l’aura quand l’autre les piétine refusant jusqu’à leur existence. La part du sujet dans l’œuvre est si grande qu’elle ne saurait se dire, fonction princeps de l’acte d’écrire, néantisée avec la soft violence congruente à des temps de soft tyrannie dont la littérature de selfie constitue le signe et l’emblème. Sa banalité effraye ; sidère encore sa quasi invisibilité. Depuis une bonne dizaine d’années, ce succédanée « intellectuel » de l’autofiction, littérature pour étudiantes en deuxième année de lettres modernes, règne que nul ne semble avoir remarqué. 

Au contraire, le genre plaît, séduisant particulièrement les professeurs de français, qui ne manquent presque jamais de faire couronner par leurs élèves de semblables ouvrages sans sembler se rendre compte que ce genre littéraire invalide leur travail et menace leur discipline. Le scandale des lettres françaises ne tient pas seulement à la débauche généralisée d’idéologie substituée à l’exercice de l’écriture devant la mort. Nul vivant ne saurait prétendre à un tel idéal qui, corpus refermé par la mort, se révélera essentiel ou subsidiaire.  Ce scandale de la bonne ou de la mauvaise pensance est un faux scandale et on sait des idéologues qui firent œuvre, comme on sait Seul dans Berlin des commandes du Parti qui s’avérèrent d’authentiques chef-d’œuvres. Le scandale véritable tient à la non capacité, à présent quasi générale, de distinguer le selfie, art du seul présent et apologie de la médiocrité sous prétexte de lucidité, de l’art de l’autoportrait, art de la subjectivité, portant en elle la forme entière de la condition humaine. Au vital, à l’essentiel, notre temps préfère l’éphémère, le signe à la chose et l’image à la matière.       

Un peu sérieux tout ceci ? Aragon, mêlé à cette lie, mérite qu’un instant, chère Zazie, nous protestions. 

  

Absurde

Le travail d’enquêtrice exigeait autre chose qu’un vain collage d’idées reçues à propos de la domination mâle et de l’adultère bourgeois. 

Dans le cas qui nous intéresse ici la « folie » de la mère –  qu’elle qu’en fût la cause première, lâcheté, soumission, confiance dans la vie … — a bel et bien produit un chef-d’œuvre. Le nom de ce chef-d’œuvre ?  Louis Aragon. 

En ce temps là, une jeune fille conçut un fils extraordinaire, peut-être le plus grand des écrivains de son temps.

Rescapé d’un avortement en tous points et par tous programmé naquit un garçon extraordinaire. 

La mère d’Aragon, narrativement s’entend, fait écho à la jeune Yvonne de Galais – entraperçue couverte d’un long un manteau marial, la nuit de Pâques, destinée à mourir en offrant au Grand Meaulnes le fils de la réparation. 

Que cela plaise ou pas aux Dames d’aujourd’hui, devenir mère comme devenir écrivain exige que l’on s’efface devant le fils comme devant le monde. Simple vase, de son âme noire ou blanche, de lumière ou d’ombre, la mère façonne – responsabilité illimitée-  des poètes de sept ans, de futurs fonctionnaires ou tueurs en série comme l’écrivain le monde à son miroir intérieur.  

Le féminisme de Nathalie Piégay avait ici matière à s’exprimer en ce que le secret su et tu en même temps constitue, au-delà de la splendeur de la langue, de l’élégance des narrations, de l’intelligence, du talent et du génie, de l’œuvre à venir la spécificité de l’œuvre aragonesque. Ce simulacre de famille, où trois sœurs tour à tour pour l’enfant, furent parques et fées, vierges des douleurs et compagnes de jeu, compta sans doute dans la soumission d’Aragon à l’idée de l’homme de l’avenir.  À l’instar d’Anna de Noailles criant à sa mère je suis née toute entière du bois de ton piano Louis Aragon toute sa vie crierait à sa mère je suis né entier de l’ombre de ton secret.    

Quelle œuvre plus que la sienne demeure ouverte à l’herméneutique, devant être relue des milliers de fois avant que ses énigmes et son sens n’apparaissent au grand jour, en dépit de la rare qualité de ses commentateurs et lecteurs. Particulièrement Antoine Vitez, Daniel Bougnoux et Fred Forrest. 

 

Pas rien 

Pour mes lecteurs peu familiers d’Aragon, voici son histoire livrée à l’expert qui ne résoudra pas l’énigme : 

Marguerite Toucas –Massillon, jeune femme, dont le père vit loin des siens depuis quelques années, entretient une relation avec un homme marié, de trente ans son aîné. Rien de très original. L’homme est Préfet de police et la Demoiselle, fille d’un assistant du Préfet. Arrive ce que doit, la jeune femme tombe enceinte, refuse, au grand dam de sa mère et de son amant, de faire passer l’encombrant mais ne se résigne pas à charger « l’enfant de l’amour » sur son épaule, à s’en aller, loin de la mère et du vieil homme, loin des gens respectables, l’inscrire sous son nom, suivi de la mention « né de père inconnu » à la mairie voisine. Marguerite Toucas- Massillon aura le courage de donner vie mais pas celui d’assumer seule cette maternité à la fois non désirée et infiniment désirée. Au lieu d’agir comme raison l’aurait exigé, la jeune Marguerite accepte de se plier aux délirants dictats du père et de la grand-mère. On dira à l’enfant que sa mère – comment la nommer, tiens Blanche pourquoi pas ? Blanche Moulin a péri à quelques semaines de sa naissance dans un accident d’automobile et qu’il a été adopté par Claire Toucas – en réalité sa grand-mère biologique, faisant de Marguerite, sa sœur adoptive sur la scène de ce théâtre/roman qui tint lieu de milieu à enfant innommé d’une nuit d’Idumé.

 Toute une vie semblable à ce certificat de baptême de complaisance rédigé par un abbé de roman : 

 

Louis Marie Alfred Antoine né à Madrid, le 1er septembre 1897 de Jean Aragon et de Blanche Moulin ». 

 

Sur ce document, seuls les prénoms et l’année de naissance sont vrais.

Ce n’est pas seulement de la culture, du savoir, qui se transmet des parents aux enfants mais un sentiment puissant de terreur et d’amour fou, développant chez l’enfant un désir de comprendre, déchiffrer le mystère, les silences et les codes de chaque famille, qui tissent, serrés ou lâches, la tapisserie des vies et des œuvres à venir. Parfois un nœud lâche et une volute paraît que l’imagination suit à moins de s’écarter. Les parents, par leur présence nous persuadent, comme sur un vaste théâtre/roman d’une réalité que nous ne retrouverons nulle part ailleurs. 

Ici, ce qui avait lié le futur poète à sa prétendue grande sœur, à sa mère et à son « parrain », en réalité son père.

L’orphelin né de père et de mère inconnus reçut pour unique héritage un missel à couverture rouge amour déjà passé couleur d’un rideau de théâtre. Le missel de sa mère morte à des kilomètres du fils sans aucun proche à ses côtés.  Le vieil amant déjà six pieds sous terre. Normal avec ses trente bonnes années d’avance.  Dans les vers réguliers d’Aragon, est-ce que nous n’avions pas toujours entendu la résonance de la prière ? 

Il Fallait que 

 

Je vous salue ma France arrachée aux fantômes

O rendue à la paix Vaisseau sauvé des eaux

Pays qui chante Orléans Beaugency Vendôme

Cloches cloches sonnez l’angélus des oiseaux »

 

ce poème si beau, si clair qu’on croirait du Péguy,  ait pour auteur un étrange communiste. 

 Tout est prière chez Aragon, poème entier sorti du missel maternel, pitié pour les femmes, amours interdites dont naissent, nus entre les nus, les bâtards ses frères. Pitié pour les amours de guerre, amours de bouges, qui font des orphelins. Pitié pour l’Elsa de chair, si mal aimée, pitié pour ce qu’il tait et qui importe tellement. Pitié aussi pour la tant aimée Nancy Cunard, ramassée demi folle dans une rue de Paris, qui murmurait encore le nom d’un paysan.  

La condition d’orphelin, pour commune, n’en est pas moins essentielle et je sais gré à Nikos Kazantzakis et à Maurice Barrès de m’avoir enseigné le caractère particulier de cette condition qui à tout âge déracine et unit à la mort. Aragon, la faute ou la grâce du libre choix de sa mère, naquit orphelin. Mention « parents non dénommés. » Hard ?  Par ce libre choix Marguerite, plus punk que ne se la figure notre Normalienne, a fait œuvre d’art. Curieux syndrome auquel il faudrait peut-être donner un nom. Toutes les mères en rêvent. La Mina de Romain Gary, les matrones, à la porte de toutes les écoles maternelles. Pas si simple.  Les pères aussi qui n’ont pas ce pouvoir terrifiant de laisser vivre ou mourir l’embryon surnuméraire.  Aragon par ce geste s’est su — admirable ambivalence — à la fois non désiré mais aussi sur-désiré, suressentiel, enfant de la Haute-mer, enfant du rêve et de l’impossible, aussi a-t-il pu traverser le terrible XXe siècle — de 1897 à 1982 — en étant et en réalisant ce qu’il fut et fit. Honneur à Marguerite qui ne mérite pas que l’on larmoie sur les désagréments subséquents aux amours de hasard et aux adultères.

  

Pour l’éternité, une femme s’est choisie, voulue, mère avant tout qui ne se mariera pas pour ne pas donner de frère ou de sœur à l’enfant du songe, à sa fiction. 

Folle ? 

Peut-être ?  

Qu’aurait été ce siècle sans Aragon ? 

À chacun de juger. 

Pour moi, qui ai découvert Aurélien à l’aube de ma dix-huitième année et le même été, un jardin sur l’Oronte et celui de Bérénice, je sais que je n’aurais pas voulu qu’Aragon ne fût pas né et par conséquent n’englobe pas Barrès dans ces jeux incessants d’intertextes pour dire la terrible trahison barrésienne et la splendeur du chant de la Diane française. Traître ou non, Barrès, plus que Louis Andrieux, fut le père d’Aragon, comme il le fut de Montherlant « Tout ce qui est grand est mon père inutilement. » Par ce nom de province espagnole, sous le masque d’un fou arabo-andalou, un poète a exalté et traversé la furia francese, autant qu’il succombera, dilettante passionné, à la violente caresse du vent d’Est, son œuvre rendant le plus haut et le plus puissant témoignage du Siècle. 

 

Quels liens ces postures doivent-elles au sacrifice insensé de sa mère ?

Quels liens sa liberté de « vieil homme indigne », visage couvert d’un masque blanc, errant en capeline rose dans les allées de la Courneuve, vieille drag-queen à la recherche des nouveaux ennemis des lois, entretinrent-ils avec cette enfance unique qui lui permit, voyageur de l’iméprial, d’appartenir aux beaux quartiers, en se sachant pauvre Rémi, sans famille, enfant trouvé, à l’avance héros de roman ?

  

Questions demeurées sans réponse. Matière gâtée, l’Université réapparaît ici dans sa nullité et son inutilité (3). 

Mille choses gênent dans cette infinie reprise de la cérémonie des adieux de Madame de Beauvoir comme gêne le fait que l’auteure des lettres à Nelson Algreen demeure le parangon français du féminisme.  

Quels modèles a-littéraire pour notre temps. 

J’ai éprouvé, ma chère Zazie, devant ce livre, le même sentiment de dégoût que devant l’odieux documentaire d’Agnès Varda, Jacquot de Nantes. Il montrait sans fard comment l’homme meurt du cancer, amaigri, vieilli avant l’âge. Or, Demy s’était donné pour tâche de ré-enchanter le réel, tout en prenant bien soin, en son génie particulier, de ne rien cacher de la dureté et de la violence des choses. Était-ce lui rendre hommage ou jubiler secrètement de la communauté d’infamie et d’ordure ? Pourquoi cette violence désacralisatrice attachée aujourd’hui à tout ce qui prétend à la beauté et à la grandeur ? 

A quoi bon s’appesantir sur la déchéance, la laideur et l’horreur, quel besoin de montrer ce qui est, dans l’éblouissante nudité du déjà su, déjà vu, au lieu d’en faire la matrice, le calice et le vase d’une métamorphose ? Comme il n’y a pas d’amour heureux, il n’est, chère, tr ès chère Zazie, d’art sans transverbération. 

Cela a un bon nom, il est aragonien, Zazie, ça s’appelle le mentir-vrai.

  

 

Sarah Vajda

 

Nathalie Piégay, une Femme invisible, Editions du rocher, août 2018, 352 pages, 19,90 euros

 

(1) Une des idées forces d’Aragon

(2) Exception faite de Marguerite Duras et aussi de Lionel (en réalité Margaret Ann) Shriver, de Carol Oates – mais elle parle aussi admirablement des hommes – et avant elles des grandes aînées, les Brontë, Elizabeth Browning, Woolf, Austen, toutes les romancières et les poétesses anglaises. 

(3) Cf. en ce même espace de liberté le texte consacré au formidable travail de Daniel Bougnoux. 

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