« Va où il est impossible d’aller », mémoires de Costa-Gavras

Il importe d’être Costa

Le titre des mémoires de Costa-Gavras, Va où il est impossible d’aller, n’est pas sans rappeler la devise de Star Trek, « where no man has gone before ». Certes, ces cinq cents pages ne nous entraînent pas au-delà des étoiles, mais, du fait des sujets traités dans ses films par le cinéaste, elles offrent à leur manière un panorama des cinq dernières décennies de l’histoire du monde.

Lorsque, au milieu des années cinquante, le jeune Konstantinos Gavras débarque à Paris, c’est tout naturellement à la Cité universitaire, dans le pavillon de son pays, le pavillon grec, qu’il trouve à se loger. Mais, refusant de ressembler à ce compatriote qui peine autant que lui à comprendre certaines répliques d’un film français alors même qu’il vit à Paris depuis trois ans, il demande très vite son « transfert » dans un autre pavillon. 

C’est d’une certaine manière la première mise en application d’une formule rencontrée chez l’écrivain grec Nikos Kazantzakis et qui l’avait beaucoup marqué, et qui donne aujourd’hui son titre à ses mémoires : Va où il est impossible d’aller. Ce désir et cette faculté d’adaptation sont indissociables de toute sa carrière : Costa-Gavras est le seul cinéaste français — il a été naturalisé en 1968 — contemporain qui puisse se vanter d’avoir fait une vraie carrière aux États-Unis, avec des films tels que Missing ou Music Box qui, trente ans plus tard, restent présents dans les mémoires. Mais, dès le départ, son œuvre avait un parfum international, puisque son second film, tourné dans les Cévennes et a priori très français, Un homme de trop, s’ouvre sur le carton « Produit par Harry Saltzman ». Le Canadien Saltzman, faut-il le rappeler ? fut, avec Albert Broccoli, le producteur historique des premiers « James Bond ».

Costa-Gavras reste pourtant modeste. Lorsqu’on lui dit qu’il fut le premier à réaliser des thrillers politiques capables de toucher le grand public ‒ les jeunes gens d’aujourd’hui ne peuvent imaginer les coups de tonnerre que furent, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, Z ou L’Aveu ‒, il répond posément :

 

C’est ce qu’on dit, mais je me méfie beaucoup de cette notion de “premierˮ. Quand j’étais à l’IDHEC, un camarade est arrivé un jour en se vantant d’être le premier à avoir réalisé un travelling en déplaçant sa caméra sur un landau de bébé. Je l’ai cru… jusqu’au jour où je suis tombé sur une photo de tournage d’un film de Chaplin, où l’on voyait que celui-ci avait posé sa caméra sur un landau… »

 

Soit. Mais rares sont les réalisateurs ‒ mis à part certains réalisateurs italiens tels que Francesco Rosi ou Gillo Pontecorvo (1) ‒ qui aient su présenter de façon aussi lumineuse, aussi « pédagogique »,  des questions extrêmement complexes. Losey s’embourba quelque peu lorsqu’il tourna Les Routes du sud, alors même qu’il était épaulé par Montand et par le scénariste Jorge Semprun, tous les deux vieux complices de Costa-Gavras.

Quoi qu’il en soit, peu de mémoires de cinéaste nous font voyager autant et aussi naturellement que ces mémoires. Frontières, barrière des langues ? Rien de tout cela ne semble résister à Costa-Gavras. Houari Boumediene n’est pas du tout gêné qu’il vienne tourner chez lui : lui aussi est un militaire, comme les colonels que le film entend dénoncer, mais pourquoi se reconnaîtrait-il en eux ? Lui entend être un militaire révolutionnaire. Costa-Gavras pourra donc bloquer plusieurs nuits durant, pour les besoins de son tournage, l’une des places les plus importantes d’Alger. 

Cependant, deux choses pourront faire tiquer le lecteur. La première est l’obstination du réalisateur à défendre certains de ses films difficilement défendables. Hanna K., par exemple, dont les intentions sont certainement louables, mais qui contient des moments pour le moins maladroits. On retrouve là un syndrome déjà rencontré chez Woody Allen, lequel répète à l’envi que Stardust Memories, ce monument d’ennui, pourrait bien être son chef-d’œuvre ! L’autre aspect un peu décevant, sinon agaçant, de l’ouvrage est toute sa dernière partie, emplie d’un déclinisme qui semble tout droit sorti d’une de ces émissions écolo-gaucho-bobo dont France-Inter a le secret. Disons que sa dénonciation de ce grand Satan nommé l’Ultralibéralisme manque pour le moins d’originalité. Et elle est d’autant plus contestable qu’il est lui-même la preuve vivante du fait que le libéralisme ne présente pas uniquement des défauts. À Missing et à Music Box, déjà cités, on peut ajouter Mad City et La Main droite du diable : ce sont les Américains, les capitaux américains, qui lui ont permis de critiquer la société américaine, et de le faire avec une force et une rigueur qu’on cherche en vain dans son dernier film, Le Capital (allons, qui va croire que ce film n’a pas marché en France simplement parce que le public aurait été surpris de voir Gad Elmaleh dans un rôle sérieux ?).

La raison profonde de cette mélancolie est probablement à trouver dans le poids des ans. Costa-Gavras dit dans une page avoir froid dans le dos lorsqu’il se rend compte que, au moment où il écrit ces mémoires, il a l’âge qu’avait Buñuel le jour où celui-ci lui a expliqué qu’il ne tournerait plus jamais de films. Bien sûr, il a actuellement un projet, intitulé Adults in the Room, et on ne manquera pas de citer Manoel de Oliveira, ou le chef-opérateur Jack Cardiff, debout derrière sa caméra à quatre-vingt-dix ans passés, ou encore ce décorateur de plateau nonagénaire fidèle à Clint Eastwood, et qui déclarait en soupirant à celui-ci : « Ah ! si seulement je pouvais avoir de nouveau quatre-vingts ans… », mais on sait bien qu’il s’agit là d’exceptions.

Non content d’avoir couvert lui-même à travers ses films plusieurs décennies de l’histoire du monde contemporain, Costa-Gavras devrait se dire que, même s’il devait ne plus tourner du tout, il a des héritiers. Quand Tarek Saleh réalise Le Caire Confidentiel, quand Christian Petzold réalise Barbara ou Phoenix, quand Lars Kraume réalise Fritz Bauer, un héros allemand, on peut gager qu’ils ont potassé de près leur Costa-Gavras. Car, comme l’explique Bernardo Bertolucci, désormais coincé dans son fauteuil roulant mais sans se défaire pour autant de son sourire, « il n’y a pas des films, il y a un seul film, qui s’appelle l’histoire du cinéma ».

FAL  

(1) Costa-Gavras raconte qu’il dut rendre à Gillo ce qui appartient à Gillo le jour où un diplomate, croyant bien faire, le félicita d’avoir tourné La Bataille d’Alger.

Costa-Gavras, Va où il est impossible d’aller, Éditions du Seuil, avril 2018, 25 euros.

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