Yves Navarre, œuvres complètes 1971-1974

Yves Navarre ? beaucoup trop oublié aujourd’hui. Une publication qui n’aurait pas été possible sans le courage de l’éditeur Henri Dhellemmes, son audace et sa ténacité, puisque cette noble ambition le mènera sur de nombreuses années afin de réussir cette entreprise gigantesque mais salutaire, pour la littérature, pour l’édition, et pour l’auteur injustement enfermé dans l’enfer des bibliothèques depuis de trop longues années. 

 

Venu de la publicité, Yves Navarre fait une entrée fracassante en littérature avec la publication de son premier roman Lady Black… ou les beaux trente ans de Julien Salcon, en 1971 aux éditions Flammarion. Jusqu’à son décès par absorption de barbituriques le 24 janvier 1994, Yves Navarre ayant déjà tenté plusieurs suicides comme le révèle son journal personnel, l’auteur des Loukoums, du Cœur qui cogne, du Petit galopin de nos cœurs, du Jardin d’acclimatation a multiplié les livres au point d’essuyer souvent le reproche d’être « un peu graphomane ».

« Il est des écrivains, écrit l’éditeur dans son texte de présentation, qui, longtemps après leur disparition continuent d’habiter l’humanité ». Évidemment, vous l’aviez compris, Yves Navarre est de ceux-là ! Il est de ceux qui savent faire transmettre des émotions par leurs histoires, leurs personnages, qui explore l’intime avec une délicatesse et une pudeur qui nous secouent et nous fait du bien en même temps.

 

La sortie de ce premier volume de plus de 1350 pages, cartonné et dont la tranche d’un bleu presque Klein rappelle l’encre de la plume qu’Yves Navarre utilisait pour écrire, préférant le bleu au noir disait-il, a été accompagnée d’une grande soirée au 1er étage de la mairie du IVe arrondissement : conférences, projections de photographies en N&B, petits fours, et invités de marque dans une atmosphère bon enfant ; hommage et honneurs à un homme, un écrivain, un romancier, un dramaturge, un poète, un chroniqueur écorché vif, dont l’habitude de geindre et les plaintes multiples, finirent sûrement par exaspérer un grand nombre. Je n’ai pas de doute sur le sujet, je pense qu’on lui a reproché, à la fin de sa vie, de s’être beaucoup trop plaint, alors que la vie lui avait tout donné, pensait-on, talent, succès, prix littéraires. Au texte, s’ajoute un petit cahier photos des débuts d’Yves Navarre, et de l’époque de ses débuts : on le voit, sans, puis avec la moustache, parfois crânant, sportif, nu, sapé, à sa table de travail. Ce que l’on ne peut nier, c’est que les débuts des années soixante-dix, ça sent la joie, l’euphorie, la décontraction, l’emportement créatif.

 

Les textes d’Yves Navarre sont très souvent basés sur la vie de l’auteur, et les divers procédés d’écriture sont mis au service d’une peinture de soi, qui rappelle fort l’autofiction, dont le livre Biographie et son sous-titre « roman » en est une belle expression. Car on ne peut parler des livres d’Yves Navarre sans parler des procédés d’écriture ; il faut à la fois souligner la constante audace, comme la constante désorganisation de la narration, afin de remettre en question les repères habituels du roman, et la dimension autobiographique, collant fortement à la peau de l’écriture même de l’auteur français. Lady Black, le roman qui débute ce premier volume des Œuvres complètes, est l’expression parfaite de ce choix de bouleverser l’ordre classique du roman.

Les années 1970 à 1980 sont charnières dans cette immense œuvre, foisonnante, conséquente, dont on dénombre, nous dit l’introduction de ce premier tome, vingt-cinq romans, trois volumes de pièces de théâtre, deux livres pour enfants, un livre de chroniques et une autobiographie monumentale, ainsi qu’un journal intime tenu au jour le jour durant 25 ans.

C’est donc aux quatre premières années que ce premier volume s’intéresse. Aux trois premiers romans Lady Black, Évolène, et Les Loukoums, ainsi qu’à Sin-King City (un roman inédit à ce jour), à une nouvelle La Visite de Putitin, des poèmes, et les pièces de théâtres Il pleut, si on tuait papa-maman, Dialogues de sourdes, Freak society, Champagne, Les valises, ainsi qu’une autre inédit à ce jour : La voleuse de bigoudis.

À la parution de Lady Black, toute la littérature d’Yves Navarre a été associée à une littérature homosexuelle. On sait pourtant combien il détestait ces étiquettes, et combien même il en a souffert.  Car, ce qui se passe dans la vie sexuelle d’un homme, et ce qui se passe dans la littérature doit être distingué. Néanmoins, on sait aussi qu’Yves Navarre a pris souvent part à défendre la libéralisation de l’homosexualité, et, qu’il ne fit non plus aucun secret sur ses orientations sexuelles. Bien évidemment des scènes de son premier roman, texte basé sur la vie de l’écrivain, font référence à l’homosexualité. Cependant, cantonner Yves Navarre dans la rubrique « littérature gay » ce serait commettre une double injustice : d’une part, ce serait réduire son œuvre à une étiquette réductrice, mais ce serait aussi oublier toute la dimension littéraire, cet attachement viscérale à l’écriture, à la construction d’un roman qui s’oppose aux normes établis, à une voix qui porte l’amour et la vie ; l’amour de la vie.

 

Beaucoup de ses titres étaient jusqu’à aujourd’hui épuisés, le nom d’Yves Navarre souvent oublié des esprits même les plus fins en matière de littérature. Il s’agit donc de remarquer, et de saluer, l’entreprise de l’éditeur H&O, son audace et son courage, surtout en ces temps de vaches maigres pour l’édition et le livre, alors qu’on sait combien il est difficile de vendre des livres aujourd’hui ; il faut saluer, et soutenir cette vaste entreprise. Yves Navarre fut certainement une comète, une météorite dans le ciel de la littérature, mais son œuvre mérite d’être redécouverte, lue, partagée.

 

Alors, bon sang ! Je vous le demande : courez chez le libraire le plus proche et achetez ce livre ! Allez ! Faites-le si vous aimez la littérature, les belles histoires, les beaux livres ! Rendez raison au travail d’un éditeur courageux, à l’écriture d’un authentique écrivain ! Rendez raison à la littérature, si vous l’avez à l’estomac !

 

Marc Alpozzo

 

Yves Navarre, Œuvres complètes, 1971-1974, H&O, novembre 2018, 1300 pages, 42 euros

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