« Céline », l’immense biographie d’Henri Godard
Lire ou relire l’immense biographie de Céline (1894 – 1961) par Henri Godard à la lumière des dernières polémiques — celles liées à la question de la réédition des pamphlets ou des « révélations » de fossoyeurs du passé faisant état des accointances possibles de l’auteur avec le régime nazi —, apporte une saveur toute particulière à cet ouvrage accouché d’un homme dont l’exigence morale et la rigueur professionnelle évitent les pièges dont peuvent être sujets tout biographe s’attaquant au « monstre » que fut Céline. En effet, entre ceux vouant une détestation sans borne à l’écrivain et ceux occultant consciemment ou non la part d’ombre de l’homme par fascination de l’œuvre, rare sont les biographes dont on peut saluer l’impartialité voire la « neutralité ».
Henri Godard, professeur émérite de littérature ayant voué une grande partie de sa vie à cet écrivain maudit, jouit d’une respectabilité tant auprès des céliniens forcenés que de ses adversaires les plus féroces, ceci du fait de l’honnêteté intellectuelle qui le caractérise. Pas simple en effet de dissocier l’homme et l’écrivain dont l’aventure littéraire n’a que peu de précédent… Dans cette biographie, son auteur nous déroule page après page la vie « romanesque » de cet auteur majeur du XXe et nous livre les clefs de cet être de contrastes. Car pour tenter de d’analyser voire disséquer l’œuvre célinienne tout autant que celui qui en est l’auteur, il est ô combien nécessaire de revisiter l’existence de Louis-Ferdinand Destouches. Nombreux étant ceux qui s’interrogent encore sur l’énigme célinienne, à savoir comment cet écrivain parfois qualifié de marxiste à ses débuts, donnant une voix à ceux qui n’en avait pas, livrant avec une rare clairvoyance une vision sans concession de la nature humaine, put se perdre dans les pièges d’un siècle où les idéologies mirent à feu et à sang l’humanité ? Comment concilier l’auteur du Voyage et le pamphlétaire aux prises de position inqualifiables ?
Le cofondateur des Etudes Céliniennes qu’est Henri Godard, et qui découvrit l’écrivain alors qu’il était étudiant via D’un château l’autre lors de sa parution, nous relate en vingt chapitres le parcours d’un homme qui débuta en 1894 et prit fin en 1961, de son enfance à Courbevoie jusqu’à sa mort à Meudon. Durant ces soixante-sept ans de vie il y aura l’horreur des tranchées, l’Afrique, la médecine, l’entrée en littérature, les années dorées à Montmartre, les danseuses, les traquenards idéologiques, l’Occupation, l’exil, la prison, l’amnistie, le retour en France, le cloître de Meudon, l’édification finale d’une œuvre et enfin la Faucheuse… C’est tout ça, sordide et magnifique à la fois, que soumet au lecteur Henri Godard avec cette biographie ; sa vertu étant d’éviter toute approche binaire du cas célinien, son tour-de-force étant le postulat de ne pas succomber aux simplifications de rigueur. Soit séparer l’homme de l’œuvre, soit édifier un Mur de Berlin entre les chefs-d’œuvre céliniens et les pamphlets, soit ne faire de Céline qu’un tout indissociable dont la perception que l’on a de l’homme va, et ceci au détriment de l’œuvre, de l’exécration à l’adoration. Céline étant bien plus que cela, il nous faut trouver sans parasitisme aucun le détachement, voire la lucidité nécessaire, pour rencontrer l’œuvre sans occulter les égarements de l’homme… Son existence et son génie littéraire s’étant nourris mutuellement : les trouvailles stylistiques, la lucidité, l’outrance, la petitesse, l’honnêteté et la duplicité coexistant pour le pire et le meilleur.
S’appuyant sur les textes céliniens, la nombreuse correspondance de l’écrivain, des témoignages et des biographies antérieures, au bout de la lecture de cette biographie resteront cependant des questions en suspens. Des questions qui resteront non élucidées qui dépassent largement le cas de ce « médecin écrivain » que fut Céline ou encore de la morale en littérature… Celles quant à l’ambivalence et les dualités qui habitent l’âme humaine. Ce chroniqueur de son temps que fut Céline en est un formidable cas d’école…
Romain Grieco
Henri Godard, Céline, Gallimard, « Folio », 832 pages, mars 2018, 10,50 eur