L’enfant de trente ans d’André E. Royer

Le ton gouailleur et gentiment cynique du narrateur nous fait penser aux détectives privés des romans noirs de Dashiell Hammett : ils sont revenus de tout, ils ont perdu toute illusion mais n’en restent pas moins nostalgiques. Karol est un raté, un blessé de la vie équipé d’une béquille : un précoce AVC l’a privé de l’usage d’une jambe. Mais dans ce roman, le narrateur, que l’on écoutera du début à la fin du livre, mène une enquête parfaitement privée. Comme dans un roman noir, encore une fois, son récit est parsemé de surprises, de coups de théâtre intimes (l’auteur a écrit du théâtre, il a été metteur en scène) qui font que le lecteur court de suspens en suspens : il est difficile d‘interrompre sa lecture avant la fin !

Une affaire de cœur

On pourrait aussi bien dire que ce livre souscrit à un genre à la mode : celui de la romance. Tellement à la mode que s’ouvrent aujourd’hui des librairies spécialisées dans la fleur bleue, ou plutôt rose, où accourent de gentilles minettes… mais c’est une anti-romance plutôt trash où l’amour serait une affaire de cul, les amants étant dépourvus d’une sentimentalité qu’ils aimeraient tant connaître ! Avant tout, bien que se déclarant sentimental, Karol se révèle d’une lucidité décapante sur les affaires de cœur ! Est-ce un effet de notre contemporanéité ? Il faut, il fallait un peu de religiosité pour vivre une grande passion sentimentale. Or, aujourd’hui, les églises sont fermées, celles du cœur aussi. Pour le cœur comme pour le reste on est pragmatique, on gère ses affaires. L’expression « une affaire de cœur » est désormais à prendre au pied de la lettre ! De plus, pour Karol l’amour est libéré du genre, l’orgasme se prend ici et là. Pourtant, le grand amour l’a frôlé : tel est le sujet du livre. Il a le coup de foudre pour une gamine, il se croit pédophile, lui trentenaire… heureusement non : ce livre est trash, pas porno ! Il sera pédophile sans l’être…

Une romance noire

André E. Royer a dressé avec Oriane, la femme-enfant aimée de Karol, le portrait d’un personnage qui vaut bien celui de Lolita. À moins qu’il faille y voir une allusion à Ariane la “Belle du Seigneur” ? Oriane a une âme d’enfant dans un petit corps de femme : elle ne sait rien de l’amour car d’un enfant elle a l’innocence… mais perverse polymorphe. Elle ne transgresse rien car elle ne connait pas de loi, elle ne connait pas la culpabilité, elle vit dans le pays des merveilles d’une Alice qui serait devenue adulte malgré elle. Je serais prêt pour ma part à y voir le portrait-type, évidemment caricatural, de la femme en régime néolibéral. Il y a quelque chose d’un sismographe de notre époque chez André E. Royer : plus de genres, plus de lois ! Et chez Karol la nostalgie d’idéaux perdus. Mais la normalité, jamais ! Quand de guerre lasse il s’y essaie, il s’étiole… Serait-il un romantique égaré dans une époque qui n’est pas la sienne ? Ce livre serait alors une romance où l’on retrouve les thèmes de l’amour impossible, de la quête de sens et de la peur de vieillir, mais d’un genre nouveau, où tout se déglingue : celui de la romance noire.

Avant tout, par-dessus tout, c’est le ton gouailleur et gentiment cynique, drôlement désabusé, qui nous réjouit dans ce roman : voilà un auteur qui a du style ! Une voix qui est la sienne… C’est à cela qu’on reconnait un écrivain !

Mathias Lair

André E. Royer, L’enfant de trente ans, éditions L’Orpailleur,Février 2024, 246 pages, 20 euros

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