Du sexe des anges… sur l’écriture inclusive

Sans doute pourrait-on commencer par ironiser sur l’orthographe inclusive en disant à ses partisan.e.s que les raffinements linguistiques qu’ils.elles entendent apporter ont quelque chose de bien incongru : ils consistent, pour ainsi dire, à repeindre les poignées de porte quand l’édifice entier est en train de s’écrouler. Car nous voyons bien que le chaos règne chaque jour un peu plus lorsqu’il s’agit de faire un quelconque accord en français. On ne compte plus, par exemple, les hommes et les femmes politiques qui nous parlent de la question auquel il faut s’attaquer [1].

Mais, plus sérieusement, disons que ce qui fausse d’emblée le débat à propos de l’orthographe inclusive, c’est qu’il tourne autour de l’idée, même si elle n’est jamais clairement exprimée, qu’il existerait une vérité ontologique de la langue, autrement dit un rapport direct et univoque entre les mots et la réalité. Or nous savons bien la part énorme de l’arbitraire dans ce domaine. Pourquoi terreur est-il un nom féminin en français et masculin en italien ? Pourquoi le soleil et la lune en français, mais l’inverse en allemand ? Pourquoi la Mort apparaît-elle très souvent dans l’iconographie anglaise sous la forme d’un personnage masculin ? Peut-être, sans doute y avait-il au départ des raisons expliquant ces choix, mais elles se sont perdues dans la nuit des temps, et Socrate est un peu trop catégorique lorsqu’il dit quelque part que la vérité est dans les mots.

Bornons-nous donc ici à quelques remarques simples. La première, c’est que les inclusivistes mènent une lutte incomplète. Sauf erreur, personne ne proteste contre le fait que « je lui parle » peut signifier tout aussi bien « je parle à une femme » ou « je parle à un homme ». Certes, on nous dira que, lui étant un pronom de rappel, on n’a aucune difficulté à voir de qui il s’agit. Il n’empêche que nous ne saurions imaginer que « je le vois » puisse s’appliquer à une femme quand nous vivons depuis des siècles sur le couple « je le vois/je la vois ». Qu’on le veuille ou non, dans toute langue, il y a des « cases vides ». Et, toute plaisanterie mise à part, faudra-t-il inventer un jour des pronoms « dédiés » (comme on dit aujourd’hui) pour les transsexuels ?

Il nous semble qu’en réalité, la distinction entre masculin et féminin se fait spontanément, avec les moyens du bord, lorsqu’elle est nécessaire. « Une armée de vingt mille hommes » se compose automatiquement dans notre esprit d’individus masculins. « Une foule de vingt mille personnes » se compose a priori d’hommes et de femmes.

 

Pietro della Vecchia « Le Devin Tirésias se métamorphosant en femme » 
Photo (C) RMN-Grand Palais / Gérard Blot
Nantes, musée d’Arts – http://www.museedesbeauxarts.nantes.fr/

 

En fait ‒ et oublions une seconde, voulez-vous, l’aspect sociologique et idéologique de la question ‒, il arrive toujours un moment dans une langue où, dans quelque domaine que ce soit, on ne peut plus « pousser les murs » et où l’on ne peut éviter certaines ambiguïtés. Soit la phrase « il apprend qu’il a épousé sa mère ». Eh bien, elle ne définit pas forcément la situation d’Œdipe. Elle peut signifier, certes, qu’Œdipe découvre qu’il a épousé sa propre mère, mais elle peut signifier aussi ‒ et la combinatoire que nous donnons n’est pas exhaustive ‒ que Jacques apprend qu’Œdipe a épousé sa mère (mais la mère de qui, au fait ? celle de Jacques, qui apprend la chose, ou celle d’Œdipe ?) ou que Jacques découvre qu’Œdipe a épousé la mère de Paul, s’il y a un troisième larron dans cette affaire. Arrêtons là les frais. L’anglais évite certaines ambiguïtés de ce type en jouant sur la différence his/her (qui oblige à prendre en compte le sexe du possesseur) pour traduire le possessif, le latin sur l’opposition suus/ejus, mais ces couples sont loin de dissiper tous les malentendus possibles.

En d’autres termes, il existe dans la transmission d’un message un élément capital qui s’appelle le contexte. Et c’est ce contexte, ce lien, cette base commune de la connaissance qui contribue à faire une société. Un message est émis par un émetteur, certes, mais il ne prend son sens plein que quand il est reçu par un récepteur.

Allons même un peu plus loin : s’il est des cas où il vaut mieux que l’ambiguïté n’ait pas sa place, il en est d’autres où un certain flou est bienvenu si l’on veut que le message passe. C’est la leçon du Misanthrope de Molière. En voulant dire toute la vérité et rien que la vérité, Alceste détruit tout sur son passage et finit par réclamer lui-même des mensonges à Célimène dans l’une des plus belles scènes du répertoire théâtral français.

Est-il si important de savoir si le cuisinier est une cuisinière ou si le professeur est une professeure ? Ce qui compte, c’est que le premier/la première serve de la bonne cuisine et le second/la seconde, un bon enseignement.

L’absurde paradoxe de l’orthographe inclusive est celui de l’affirmation excessive du droit à la différence : à force de crier « les femmes aussi », on risque de renvoyer les femmes à leur féminitude, même quand celle-ci est hors sujet.

 

FAL

[1] En revanche, on entend beaucoup de femmes dire « je me suis permise de… » quand l’accord correct, y compris pour un sujet féminin, voudrait « je me suis permis de… », puisque me est ici un complément d’objet indirect.

Laisser un commentaire