Pierre Boulle, La Planète des Singes

C’est sans doute parce qu’un nouvel épisode de la série cinématographique La Planète des Singes se profile à l’horizon (La Planète des Singes : Le Nouveau Royaume, sortie le 8 mai) que vient d’être réédité le roman original de Pierre Boulle. Heureuse initiative (même si l’on pourra regretter que cette nouvelle édition coûte trois fois plus cher que les éditions de poche qui l’ont précédée), car ce roman mérite amplement d’être relu.

Mutatis mutandis, il s’est passé pour La Planète des Singes ce qui s’est passé pour les géométries non-euclidiennes. Au départ, un retournement, un postulat tenant presque de la plaisanterie. Par un point pris hors d’une droite, on peut mener plusieurs parallèles à cette droite. Ah oui ? Vraiment ? Ben oui, ça marchait aussi. On pouvait même construire tout un système à partir de cette apparente aberration. Pour La Planète des Singes, Pierre Boulle lui-même pouvait penser que la première étape que constituait son roman serait aussi la dernière, puisque, lorsque sur la demande d’Hollywood, il avait proposé une suite, intitulée La Planète des Hommes, Hollywood n’en fit rien.

Mais cela n’empêcha pas Hollywood de produire dans un premier temps quatre suites – dont les deux premières, Le Secret de la Planète des Singes et Les Évadés de la Planète des Singes, étaient plutôt réussies , puis une série télévisée, puis une série télévisée d’animation, puis un remake – réalisé par Tim Burton, mais nonobstant très décevant –, puis une nouvelle série de films dans l’ensemble plutôt subtils. À tout cela il convient d’ajouter de multiples spin-offs en bande dessinée, et des jeux de société, et des figurines. Quo non ascendet ?

Donc, il n’est pas mauvais de relire, soixante ans après sa première publication, le roman de Boulle, parce qu’on s’aperçoit que, comme toute vraie œuvre littéraire – comme nombre de comédies de Molière, par exemple –, il présente un conflit qui en cache un autre. On ne va pas rappeler ici par le menu le sujet de La Planète des Singes : un astronaute débarque sur une planète où la hiérarchie entre hommes et singes est inversée. Les singes, entre autres, disposent de la parole, alors que les hommes ne savent émettre que des grognements indistincts. Retournement des cartes amusant, séduisant, qui ne peut que ravir aujourd’hui les anti-spécistes – et combien précurseur, puisque le terme spéciste n’est apparu qu’au début des années soixante-dix ! –, mais qui s’inscrit dans le cadre d’une opposition hommes/singes. Or cette opposition n’est que la façade d’une opposition beaucoup plus forte. Oublions les hommes dans cette affaire. Le vrai sujet de La Planète des Singes, ce sont les singes et les rapports des singes entre eux.

Autrement dit, bien sûr, puisque la littérature, c’est la métaphore, les rapports des hommes entre eux. Et de ce fait, tout comme un autre grand classique du retournement, à savoir les Lettres persanes de l’inégalable Montesquieu, La Planète des Singes est une fable sur le pouvoir et son potentiel corollaire – l’abus de pouvoir. Sur l’esprit des lois. Les hommes, dans cette affaire, ne sont que la balle où se cristallise l’affrontement entre les singes-militaires et les singes-scientifiques, entre la force et la raison. Ce débat est, malheureusement, on ne peut plus d’actualité quand nous voyons l’évolution politique d’un certain nombre de pays. (De même, dans Le Pont de la rivière Kwaï, à partir d’un certain moment, le conflit n’était plus tant entre les Anglais et les Japonais qu’entre les Anglais eux-mêmes, certains voulant à tout prix faire sauter le pont, d’autres s’opposant fermement à ce projet ; il est d’ailleurs intéressant de noter que les dénouements du roman original et de l’adaptation cinématographique sont radicalement différents.)

Avec tout le respect qu’on doit au génie de Pierre Boulle, signalons que les Anglo-Saxons avaient peut-être encore mieux compris sa fable que lui-même, puisque la conclusion de la première adaptation cinématographique de La Planète des Singes révélait, dans un plan saisissant et anthologique, que toute l’action se déroulait en réalité sur la planète Terre et que toute la responsabilité de la catastrophe qui avait porté les singes au pouvoir imputait aux hommes. Et si, par souci d’homogénéité, la traduction anglaise du roman de Boulle s’intitule aujourd’hui Planet of the Apes, elle avait au départ pour titre Monkey Planet. Autrement dit, la planète des singes, certes, mais, plus simplement, la planète-singe. La planète qui nous singe. Avec un demi-siècle d’avance, Boulle avait inventé le selfie à grande échelle.

FAL

Pierre Boulle, La Planète des Singes. Julliard, avril 2024, 256 pages, 20 euros

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