En n’avoir ou pas, ou la fête à ne-ne : à propos de la double négation

Les Français ne cessent de penser. Or, dixit Alain, penser, c’est dire non. Donc la langue française devrait être le plus bel outil du monde lorsqu’il s’agit d’exprimer une négation.

Malheureusement, dans ce domaine, c’est le chaos qui règne. Et les quelques exemples que nous donnerons ici ne sont que des échantillons parmi tant d’autres.

Si l’on en veut un tout chaud, il  suffisait d’écouter récemment une déclaration de l’un des plus cultivés de nos hommes politiques : « Tout le monde ne doit pas faire… », disait-il, quand visiblement il voulait dire : « Personne ne doit faire… » Pour être honnête, « Tout le monde ne doit pas faire… » avait bien ce sens totalement négatif au Moyen Âge, mais notre homme politique se prétend homme de progrès. 

Dans le cas qu’on vient de citer, l’erreur a sa source dans la tyrannie exercée en français par le verbe sur l’ensemble de la phrase. Alpha et oméga de la pensée française, le verbe attire irrésistiblement à lui des négations qui portent en fait sur d’autres éléments. Si aujourd’hui « Tout le monde n’est pas venu » ne signifie plus, comme au Moyen Âge, « Personne n’est venu », c’est parce que la négation imbriquée dans la forme verbale porte en réalité sur l’adjectif « tout ». Certains invités sont venus, mais non la totalité d’entre eux.

Autre facteur de confusion : la contradiction entre la place de la négation principale et celle de l’accent tonique dans la phrase française. À l’origine, « je ne marche pas » se dit simplement « je ne marche ». « Pas » vient seulement en renfort : « je suis incapable de faire un pas ». Mais, dans la langue parlée, ce renfort finit souvent par prendre le dessus (ou, en l’occurrence, le pas…) sur la négation de base ne, tout simplement parce que la tendance en français est de placer l’accent tonique à la fin d’un mot ou d’une phrase. Nul ne criera : *« Je NE marche pas ! » En revanche, on hurlera spontanément : « Je ne marche PAS ! », ce qui conduit tout droit à « Je marche PAS ! », sans ne. (Le on si cher au français a pu contribuer à ce putsch sémantique, puisqu’on n’entend pas la différence dans un couple tel que « on ira » et « on n’ira ».)

Tant et si bien qu’on ne sait trop ce que veut dire le mélancolique et facétieux Jules Laforgue quand il écrit dans son « Clair de lune » : « Penser qu’on vivra jamais dans cet astre,/Parfois me flanque un coup dans l’épigastre. » Le ton familier du second vers de ce distique (« flanquer un coup ») peut amener à penser que, dans le premier, « on vivra jamais » est une vraie négation, équivalant à « on ne vivra jamais ». Toutefois, il n’est pas exclu que ce même « on vivra jamais «  puisse signifier ‒ prémonition du poète ‒ « on vivra un jour ».

Mais tout ceci n’est rien comparé au grand embrouillamini du ne dit explétif. Certains ne s’expliquent aisément. Héritage direct du latin, « Je crains qu’il ne vienne » était à l’origine la juxtaposition de deux phrases, la seconde se déduisant de la première : « 1. Je crains ; 2. Qu’il ne vienne ! (= pourvu qu’il ne vienne pas !).

Certains autres ne se comprennent sans trop de difficulté, mais sont le résultat de la volonté bien prétentieuse d’adopter plusieurs points de vue en même temps : le ne « explétif », mais vivement recommandé, dans « il est parti avant que je n’arrive » est, selon toute probabilité, le résultat d’un télescopage entre « il est parti avant que j’arrive » et « je n’étais pas encore arrivé quand il est parti ». 

Plus difficile à comprendre, mais compréhensible quand même, le ne de « je ne doute pas qu’il ne vienne ». Ne pas douter impliquant une certitude, on ne voit pas très bien ce que vient faire là une idée négative ‒ d’ailleurs, on peut aussi dire, pour exprimer la même idée, ou presque : « je ne doute pas qu’il viendra » ‒, mais l’origine latine de cette tournure éclaire les choses. Là encore, il y a au départ deux phrases : « 1. Je ne doute pas ; 2. [Imaginer] qu’il ne vienne pas ? Allons, quelle idée ridicule ! »

On aura compris que, malgré son nom, le ne explétif ne fait pas à proprement parler du « remplissage » dans les exemples qu’on vient de citer. Mais nous nous enfonçons dans le royaume de l’absurde avec deux erreurs qui, au train où vont les choses, auront bientôt force de loi.

La première est un « raffinement » imbécile censé pimenter l’adverbe rarement. Il ne viendrait à l’idée de personne de dire : *« Nous n’avons rarement vu un spectacle pareil. » Tout le monde dira : « Nous avons rarement vu… » Mais lorsque, pour souligner la rareté de la chose, on lance « rarement » au début de la phrase, la brigade des demi-habiles débarque et s’écrie : « Rarement n’avons-nous vu un spectacle pareil. » Si vous n’avez pas remarqué cette erreur, c’est que rarement n’avez-vous fait attention à ce que vous entendez à la radio.

L’autre ne insupportable ‒ et qui parasite les pages de nos journaux les plus respectables ‒ est ce ne qui vient « compléter » un superlatif. « C’est la femme la plus étonnante que je n’aie jamais rencontrée. » Mais non, mon garçon, réfléchis : si tu peux dire qu’elle est étonnante, c’est précisément parce que tu l’as rencontrée, et « jamais » a ici une valeur positive, celle qu’on retrouve dans « à jamais » = « pour toujours ».  Donc, c’est la femme la plus étonnante que tu aies jamais rencontrée (jamais = dans toute ton existence).

 

 

Bien sûr, ici comme ailleurs, on pourra trouver au coupable des circonstances atténuantes, entre autres le méli-mélo avec une autre formulation de la même idée, qui serait : « Je n’ai jamais rencontré une femme aussi étonnante », où la négation s’impose absolument. Ou encore, le fait que « jamais », dans une réponse, a très officiellement la valeur négative de « ne jamais » : « Avez-vous déjà fumé ? ‒ Moi, jamais de la vie. » (1)

Mais disons, pour résumer les choses, qu’il est bien dommage que les Français ne puissent pas écrire un livre dont le titre ferait écho à The 50 Greatest Films Never Made, ouvrage anglo-saxon consacré à cinquante films qui, faute d’argent ou faute de combattants, n’ont jamais été tournés, et sont restés à l’état de projet. Le Napoléon de Stanley Kubrick, le Short Night d’Alfred Hitchcock, le Dune d’Alejandro Jodorowsky… En français, qu’on se le dise, les plus grands films jamais tournés (en anglais, ever made) ont bien été tournés. Les autres, les « non-films », sont simplement « les films qui n’ont jamais été tournés ». Être ou n’être pas, c’est toujours la question.

 

FAL

 

(1) L’impossibilité de rendre certaines négations en français n’apparaît jamais aussi clairement que dans les poussives traductions du passage de l’Odyssée dans lequel Ulysse se joue du Cyclope. Quand ses camarades demandent à celui-ci pourquoi il hurle, il répond : « Personne m’a blessé. » Mais « Personne m’a blessé » est pas français. Alors, on traduit finement : « Qui me tue ? Personne. » Formulation d’un très grand réalisme psychologique, on en conviendra : quelle magnifique envolée rhétorique, cette interrogation, dans la bouche de quelqu’un à qui on vient de crever son unique œil avec un pieu rougi au feu ! 

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