L’instant fossile de Valéry Meynadier, l’écriture sauvage
Maman travaille la nuit, quand elle rentre elle titube un peu. À l’école, quand les gamins demandent au garçon :
Qu’est-ce qu’ils font tes parents ?
Il ne sait pas quoi dire, alors il demande à maman, elle répond qu’elle travaille dans un hôtel, comme réceptionniste, rue Rochechouart… mais à l’hôtel on ne la connaît pas. Alors le garçon ne va plus dans cette école : car il n’a rien à répondre. Il a quatorze ans, il en a marre d’attendre sa mère. Un jour il sait :
Fils de putain

Voilà ce qu’il est. Il n’empêche, sa mère est belle, dans le miroir quand elle se maquille. « À neuf heures, dit-il, j’ai décidé de m’arrêter à l’image dans le miroir » … Son père est parti quand il est né, alors il a fallu qu’elle se débrouille. Le fils part en fugue…
Tel est le début de ce roman qui nous fait entrer dans un univers familial où la douleur règne. À travers les yeux d’un enfant, on voyage dans l’univers des putains en toute empathie ; en dehors de tout exotisme. On assiste à une manifestation qui fait penser à celle que « les travailleuses du sexe » organisèrent à Pigalle avec Médecins du Monde, le Planning familial, Act-up Paris, Aides… Il finit bien, comme tout bon roman, et en même temps mal, comme la vie… Entre le début et la fin du livre, bien des péripéties que je laisse au lecteur le bonheur de découvrir…
Comment une écriture naît
L’écriture de ce roman sort souvent de ses jantes : elle est en ce sens fidèle au propos tenu comme à ses personnages. Parfois elle déraille, elle s’envole, elle saute de sillon en sillon comme peut le faire l’aiguille sur le disque vinyle. On croit un instant qu’elle perd son fil, mais non… Il fallait inventer ces phrases en coups de poing pour nous faire entrer dans cet univers. C’est que l’émotion est ainsi : elle reste sauvage, elle nous conduit droit à la poésie. Pas une jolie poésie bien esthétisante, mais la poésie crue de l’émotion, celle qui ne peut se dire sauf à chahuter le langage.
On sait un écrivain qui bouleversa le style, on connait ses points de suspension… On pense à Céline, idéologie mise à part : au commencement était l’émotion, dit-il ; à savoir cette énergie qui anime tout vivant. Pour la retrouver à cru, encore faut-il avoir été dépouillé des civilités ; comme Céline rentrant détruit de la guerre de 14-18. On peut penser qu’il faut hélas un tel décapage pour pouvoir gagner, comme notre autrice, Valéry Meynadier, la liberté d’inventer, inventer vraiment, une écriture : rien que ça ! On l’a dite situé entre Beckett et Aldomovar, il y a de ça… Une même violence, une même tendresse…
Plus encore que la thématique qui nous touche au cœur, c’est l’écriture qui fait de ce roman un livre remarquable. Il parait dans une collection nouvelle, nommée « Cartographie de la fiction », laquelle ne comporte encore que deux titres (j’ai chroniqué le second, d’André E. Royer, Un agent révélateur, en décembre, ici même) : les deux répondent au programme annoncé de la collection, ils sont originaux et novateurs.
Mathias Lair
Valéry Meynadier, L’instant fossile, préface de Carole Carcillo Mesrobian, éditions Unicité « Cartographie de la fiction », juin 2024, 132 pages, 14 euros