Un agent révélateur, un roman prometteur

Dès les premières pages du roman, nous plongeons dans l’univers d’Edward Hopper, on est pris dans le même climat, la même ambiance. D’André E. Royer comme du peintre on peut dire qu’il reste au ras de la vie quotidienne de gens très moyens, le plus souvent esseulés et mélancoliques. Leur silence est la manifestation d’un vide qui les habite, lourd d’attentes ou de désirs inexprimés. Ils vivent dans des lieux qui semblent à l’abandon, ils se sentent tirés vers un passé révolu…

Edward Hopper dans le texte

Même l’écriture renvoie à la palette de Hopper : on y retrouve les mêmes aplats, les mêmes couleurs presque primaires, la même fausse simplicité qui ouvre sur des profondeurs imprévues, sur des suspens incompréhensibles, tant et si bien que l’on pense parfois à l’atmosphère d’un roman noir. Est-ce pourquoi ce livre est si prenant qu’on aimerait le lire d’une seule traite ?  

La langue des personnages, dont entend la voix intérieure autant que les dialogues, est pauvre, directe, concrète – résolument moderne. C’est une langue pour l’action, c’est celle de l’auteur qui nous donne, physiquement, ses personnages à voir et entendre. Tant et si bien qu’en lisant on pourrait croire voir un film… c’est dire que ce roman serait facilement adaptable !

Enfin, le lecteur éprouvera le sentiment d’être aux States, chez Hopper donc. Tant et si bien que lorsqu’un personnage propose à un autre de l’emmener en Normandie, j’ai imaginé qu’ils allaient prendre l’avion ! Telle est la puissance évocatrice de l’auteur… Quand on sait que le peintre fut passionnément francophile, on imagine un chassé-croisé…  

Lisant en dernier, après le roman, la préface de Jean Claude Bologne, j’ai découvert que lui aussi évoque l’univers d’Edward Hopper : c’est dire s’il est prégnant !

Jessie, le personnage principal, a trente ans, sert à la pompe de la station service de ses parents, il ne fait rien de sa vie, il ne fait rien de sa beauté qui lui donne des faux airs de James Dean – il lui doit se faire une bimbo de temps en temps, sans plus…

Son amie Hélia est une jeune femme solitaire, un peu trop enrobée, victime de ses parents auprès de qui elle vit encore.

Son ami Tomi est également décalé, son aspect androgyne lui attire parfois des ennuis.

Tous trois se soutiennent d’être également paumés.

Les parents de Jessie ne sont guère mieux servis. Nicolas sait qu’il n’est qu’une demi-portion, dédaigné par sa femme, et juste capable de mettre en faillite sa station service. Quant à Yolande, son épouse, tombant de déceptions en frustrations, elle estime avoir raté sa vie…

Une heureuse conversion

Une fois ce morne tableau dressé, qu’est-ce qui peut survenir d’autre qu’une dépression collective ? C’est compter sans le passage d’un homme énigmatique qui vient de loin, d’un autre continent, on ne saura pas lequel. Serait-ce un ange exterminateur ? Ou bien un révélateur, comme le prétend le titre ? Il shootera Jessie, en vue d’en faire un mannequin, ce photographe énigmatique qui aime autant les hommes que les femmes. Il serait au-delà des sexes, de tous les sexes…

Le roman devient alors celui d’une conversion ; ou plutôt d’une révélation à soi-même de Jessie. Alors adviennent le désir, l’amour, la tendresse…

La thématique est donc très actuelle. Elle fait partie des grands mouvements de « libération » en cours. J’y vois pour ma part la marque d’une nouvelle culture dont je situerais bien, symboliquement, le début au moment de la chute du mur de Berlin. Depuis il n’y aurait plus d’histoire puisque la gauche politique aurait disparu, une nouvelle culture s’est développée, dont le maître mot est « liberté » – une liberté comprise comme le refus de toute contrainte et donc de toute loi, voire comme une obligation d’être transgressif… On peut y reconnaître les valeurs du capitalisme néolibéral : le libre échange en tout et partout. Plus de limite ! En matière de genre non plus. 

Les hommes et les femmes qui ont aujourd’hui la quarantaine ont été élevés dans cette culture… Mais je m’égare !

D’autant plus que ce roman n’a absolument rien d’idéologique, ne revendique rien. C’est un vrai, un beau roman où l’auteur se met en jeu.

Mathias Lair

André A. Royer, Un agent révélateur, illustration de couverture de Sacha Froloff, préface de Jean Claude Bologne, Editions Unicité, octobre 2024, 210 pages, 18 euros

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