1977-1982 : la période culte du cinéma américain
Le crépuscule des Dieux
Le Convoi de la peur, Rencontres du 3e type, Apocalypse Now, Alien, Excalibur, Conan le barbare, Blade Runner, The Thing… Pourquoi ces films, sortis sur une courte période, entre 1977 et 1982, sont-ils ce que Hollywood a fait de mieux en matière de films commerciaux ? Boojum vous en dit plus sur la période culte du cinéma américain !
Les cinéphiles sont en général d’accord pour diviser les soixante dernières années du cinéma américain de la manière suivante :
– Fin des années cinquante/première moitié des années soixante : crise du vieux système hollywoodien, à cause notamment de superproductions ruineuses et de la concurrence de la télévision.
– 1967- 1980 : Nouvel Hollywood, période de films âpres et réalistes pour un public essentiellement adulte, allant de Bonnie and Clyde d’Arthur Penn à La Porte du Paradis de Michael Cimino. L’échec commercial de cette superproduction et la chute de la maison productrice, la United Artists, précipitent, on le sait, la fin de cette période. Pour les majors, plus question en effet de faire confiance aux cinéastes démiurges « à la Von Stroheim ».
– Du début des années quatre-vingts jusqu’à aujourd’hui : Hollywood, dans un mécanisme de survie qui a toujours été le sien, mise majoritairement sur le public adolescent, le seul à venir massivement et fidèlement en salles. A l’image du film matriciel, Star Wars, sorti en 1977, cette période est constituée de films manichéens, fun et dynamiques : action musclée, SF, fantasy, super-héros. Cette période d’une longévité exceptionnelle, et qui semble partie pour durer, réunit essentiellement des franchises comme Star Wars, Rambo, Indiana Jones, Terminator, Die Hard, Batman, Jurassic Park, Spiderman, Le Seigneur des anneaux, Fast and Furious, X-Men, Avengers, etc. Les productions Amblin des années quatre-vingts (Gremlins, Retour vers le futur) ont participé grandement à ce cinéma adolescent et à son imaginaire.
Il existe toutefois une période particulière qu’on n’a pas encore « baptisée », peut-être en raison de sa brièveté et de son statut intermédiaire, et qui se situe entre 1977 et 1982. Une période à cheval entre la fin du Nouvel Hollywood et le début du « Hollywood ado » et qui, justement, tire sa particularité et sa richesse de cet entre-deux. En effet, elle réunit en son sein des films qui conjuguent l’action fantasmagorique propre au cinéma « geek » et le ton amer, désenchanté, « intellectuel », propre au Nouvel Hollywood. Ce corpus éphémère, où l’Aventure devient métaphysique, réunit Le Convoi de la peur/Sorcerer (William Friedkin, 1977), Rencontres du 3e type (Steven Spielberg, 1977), Apocalypse Now (Francis Coppola, 1979), Alien (Ridley Scott, 1979), Excalibur (John Boorman, 1981), Conan le barbare (John Milius, 1982), Blade Runner (Ridley Scott, 1982), The Thing (John Carpenter, 1982). C’est d’ailleurs l’échec de ces deux derniers films face à E.T., durant l’été 1982, qui met fin à cette tentative de récit spectaculaire et adulte. Mais pour brève qu’elle soit, cette tentative est l’une des plus fécondes de l’Histoire du cinéma et, pour certains (dont votre serviteur), un véritable âge d’or indépassable.
Comme dans bien des œuvres post-Star Wars, les univers montrés dans ces films sont souvent exotiques, fantastiques, voire surnaturels : jungle labyrinthique, zones d’atterrissages extra-terrestres, planètes et vaisseaux démoniaques, châteaux et temples ensorcelés, Babylone futuriste, immensités glacées. Et à l’intérieur de ces territoires hallucinés, les effets pyrotechniques (feux, explosions, métal en fusion, fureur des machines, fracas des armes) sont grandioses. De quoi faire rêver les ados en effet…
Mais, et c’est là le plus intéressant, l’influence du cinéma adulte, audacieux et provocateur du Nouvel Hollywood est encore prégnante, si bien que les personnages principaux de tous ces films sont de véritables anti-héros, peu sympathiques, rendant volontairement inconfortable l’identification du spectateur : crapules irrécupérables (Sorcerer), père de famille indigne qui abandonne femme et enfants pour fuir ce monde (Rencontres du 3e type), militaire dépressif tenté par la mégalomanie de l’homme qu’il doit abattre (Apocalypse Now), prolétaires ordinaires et démotivés, impuissants face à leur sort horrible (Alien), roi maudit, trahi par son épouse, ayant perdu le goût de la vie et obligé de tuer son fils, fruit d’un inceste (Excalibur), guerrier brutal et introverti, obsédé par la vengeance (Conan), détective aigri qui s’interroge sur son humanité (Blade Runner), scientifiques moroses et paranoïaques (The Thing).
C’est ce mélange entre folie de l’Homme et spectacle grandiose, proprement surhumain, qui génère un sentiment fascinant d’aventure métaphysique.
Rien ne saurait mieux résumer ce cinéma que l’ouverture d’Apocalypse Now : un déluge de feu et de mécanique, maelstrom infernal vu à travers le regard embué d’un homme ivre mort (Martin Sheen), la tête littéralement à l’envers. Notons que, trois ans plus tard, pour l’ouverture de Blade Runner, Ridley Scott rend un hommage direct au chef-d’œuvre de Coppola : dès les premières secondes, l’écran s’embrase à nouveau de manière extatique, lyrique, sous le regard cette fois d’un homme artificiel, un « homme creux » pour reprendre le poème de T.S. Eliot, cité par Coppola, et inspiré par Conrad. Encore un voyage sublime en enfer, dans la perte de l’âme, au cœur des ténèbres…
Autre influence intéressante du Nouvel Hollywood : ce sont souvent des films contemplatifs, avec de longs moments de latence, qui n’ont pas peur d’« ennuyer ». Songeons au début de Rencontres du 3e type, où Spielberg filme pendant de longues minutes, en plan fixe, la médiocrité du foyer de Roy Neary (Richard Dreyfus). Impossible de nos jours ! Songeons également aux expositions de Alien et The Thing, montrant des personnages s’ennuyant justement… à mourir. Le public d’aujourd’hui a du mal à supporter les longues expositions de ces films. Mais c’est que, entre 1977 et 1982, ce qui importe pour tous ces cinéastes, ce n’est pas seulement le pur divertissement, c’est la lente révélation qui s’opère chez le personnage central, tout au long d’une quête douloureuse : révélation de l’Horreur souvent, du Néant (voir la fin de Sorcerer et de The Thing), mais parfois aussi épiphanie, révélation divine (les extra-terrestres de Rencontres, le Graal d’Excalibur).
Par leur alliance de spectacle ébouriffant, de complexité psychologique et d’exigence artistique, ces films sont, comme le rappelle Pierre Berthomieu (1), des manières d’opéras. Un retour au rêve de Grande Forme du XIXe siècle, rêve que pouvait faire un Victor Hugo en littérature ou un Richard Wagner en musique. Griffith, Murnau, Gance et Eisenstein avaient déjà appliqué au cinéma cette folle ambition, dans la première moitié du XXe siècle.
Bien sûr, comme dans tout mouvement artistique, rien n’est jamais aussi tranché : tout n’a pas commencé ex nihilo avec Spielberg et Friedkin en 1977 et tout ne s’est pas arrêté net en 1982, avec Scott et Carpenter. Il y a eu des précurseurs, des successeurs et des croisements. Ainsi, outre les lointains ancêtres du Muet, on peut dire que le Welles de Citizen Kane (1941) réussit lui aussi à concevoir un film hollywoodien à la fois spectaculaire, fantasmagorique et profond. Plus proche des seventies, il y a surtout le modèle avoué de Stanley Kubrick et de son odyssée philosophique 2001, en 1968, dont la génération 1977-1982 emprunte le technicien de génie, Douglas Trumbull, pour les effets spéciaux de Rencontres et Blade Runner. Grâce à Trumbull, même le premier Star Trek cinématographique de 1980, parce qu’il appartient à cette période privilégiée, devient abstrait et kubrickien !
On peut également citer David Lean et Lawrence d’Arabie, en 1962, comme influence directe : une fresque épique avec un personnage principal trouble, au bord de la folie, comme bien des personnages que nous avons mentionnés. En dehors du cinéma anglo-saxon, Le Guépard de Visconti, en 1963, est aussi une œuvre matricielle pour cette génération, mélange de fresque lumineuse en scope et de voyage intérieur mélancolique.
Evidemment, comment ne pas citer le modèle Kurosawa ? Non seulement ses épopées guerrières possèdent une complexité shakespearienne qui a inspiré directement la génération 1977-1982, mais en plus Coppola et Lucas profiteront de leur apogée commercial pour produire le sublime Kagemusha, précisément à l’intersection de cette période (1980). C’est, à proprement parler, un « retour à l’envoyeur » !…
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