Akira Kurosawa, Les Films historiques
La démarche de « l’Empereur »
George Lucas, Orson Welles, Stanley Kubrick, Clint Eastwood, Bruce Lee, Coppola, Shakespeare, Maxime Gorki ont rendez-vous dans un même ouvrage ? Rien que de très normal quand l’ouvrage en question, dû à Christophe Champclaux et Linda Tahir, s’intitule Akira Kurosawa ‒ Les Films historiques.
Akira Kurosawa est l’un des cinéastes les plus révérés du monde. Mais le sacre de cet « Empereur » ‒ puisque tel est son surnom rituel ‒ est aussi sa malchance. La majorité des ‒ multiples ‒ ouvrages consacrés à son œuvre rivalisent d’intelligence et de subtilité, ce qui, en soi, est plutôt louable, mais la complexité des analyses qu’ils proposent et la maigreur souvent janséniste de leur iconographie tendent à faire de AK un cinéaste réservé aux lecteurs des Cahiers et aux abonnés des circuits Art et essai. À force de souligner la virtuose rigueur de sa mise en scène, on en arrive à oublier la nature fondamentalement populaire de nombre de ses films et, entre autres choses, la place importante qu’y occupe l’humour, ce merveilleux outil qui permet de tout intégrer (« Je n’ai pas le temps de haïr qui que ce soit », disait d’ailleurs le cinéaste).
Cet aspect, à vrai dire, n’a pas échappé aux commentateurs anglo-saxons (« Both cracking entertainment and a wonderful piece of cinema », pouvait-on déjà lire il y a soixante ans sous la plume de l’un d’eux à propos de La Forteresse cachée), mais en France, où l’on aime à se hausser du col, une telle manière d’envisager les choses est nettement plus rare. C’est pourquoi l’ouvrage de Christophe Champclaux et Linda Tahir intitulé Akira Kurosawa ‒ Les Films historiques est particulièrement bienvenu. Soyons franc : certaines de ses pages ‒ sur l’histoire des arts martiaux par exemple ‒ n’échappent pas au défaut qu’on vient de signaler et ont un parfum de thèse universitaire, mais le jeu permanent entre texte et iconographie a tôt fait de convaincre le plus profane des profanes de la richesse, de la variété, de l’accessibilité de l’œuvre de Kurosawa. Et de son unité.
Car, comme d’habitude, you shouldn’t judge a book by its cover, et il ne faut pas prendre trop au sérieux la restriction du sous-titre, même si elle semble confirmée sur la couverture par ce sabre avec lequel Toshiro Mifune coupe littéralement en deux le nom Kuro/sawa. En fait, on se rend très vite compte que, si les auteurs ont certes choisi de concentrer le tir sur des films historiques tels que Les Sept Samouraïs, La Forteresse cachée ou Barberousse, ils n’ont pas pu s’empêcher de commettre de nombreux « écarts » pour se pencher aussi, et de près, sur des œuvres beaucoup plus contemporaines, telles que Entre le ciel et l’enfer. Si l’on voulait faire un mauvais jeu de mots sur le nom d’un de ces deux auteurs, on pourrait dire que ce travail est tout sauf un « champ clos ». Et c’est heureux : le « pot-pourri » est une constante du cinéma de Kurosawa, puisque les dés chronologiques sont chez lui régulièrement pipés. Quand il tourne un « film noir », très japonais mais « à l’américaine », comme Les Salauds dorment en paix, il va chercher son inspiration chez Shakespeare. Quand il emprunte à Gorki le sujet de sa pièce Les Bas-fonds, créée en Russie en 1902, il repousse l’action près d’un demi-siècle en arrière en la replaçant dans Edo, autrement dit dans l’ancienne Tokyo. Certes, le propre des mythes est d’échapper à l’histoire, et Kurosawa était aidé à cet égard par son âme nippone, puisque nous savons qu’il est bien peu de pays au monde où cohabitent aussi étroitement qu’au Japon tradition et modernité, croyance aux fantômes et progrès technologique, mais la mythologie kurosawienne a sans doute ceci de particulier qu’elle échappe au temps en s’inscrivant précisément dans le flux du temps. Les Sept Samouraïs appartiennent à un monde révolu. Le mort de Rashomon est mort, mais n’est peut-être pas tout à fait mort. Les Salauds dorment en paix se déroule sur un fond de corruption propre à l’après-guerre. Les deux médecins de Barberousse représentent l’un le passé et l’autre l’avenir. Dans ces périodes de transition, le principe aristotélicien vacille ; une chose peut être à la fois elle-même est son contraire (ainsi, dans Barberousse, la distribution des « rôles » n’est pas celle qu’on attendrait : l’avenir est beaucoup plus du côté du vieux médecin). Comme l’a dit un critique britannique, « Kurosawa always balances valour and greed, seriousness and humour ». D’où sans doute, pour rappeler cette vérité toute simple qui est que l’être humain est une machine complexe, l’importance obsessionnelle du thème du double chez Kurosawa. Another time, another galaxy ? Oui, mais cet autre temps n’est autre que notre temps, cette galaxie est notre galaxie.
Oui, Star Wars, car George Lucas lui-même n’a cessé de dire et de répéter ‒ peut-être même en exagérant un peu la chose ‒ combien sa Guerre des étoiles et ses robots R2-D2 et C-3PO devaient à La Forteresse cachée. Sergio Leone fut moins franc, qui dut se faire tirer l’oreille et être poursuivi en justice avant de reconnaître, en empochant quelques dollars de moins, que le premier film de sa trilogie était dans une large mesure un plagiat de Yōjimbō, mais Spielberg, qui fut chargé, avec Lucas, de remettre à AK son Honorary Award en 1990, n’a pas craint d’affirmer dans un documentaire qu’il n’y aurait jamais eu Clint Eastwood s’il n’y avait pas eu avant lui le Toshiro Mifune made in Kurosawaland.
Philip Roth, dans son roman La Tache, met en scène une universitaire qui se désespère d’avoir des étudiants qui ne jurent que par Star Wars quand elle, en face, voue un culte au réalisateur japonais. Big mistake de cette héroïne ‒ ou de Roth lui-même, peut-être ? ‒ qui voit des ennemis là où elle pourrait aisément trouver des alliés potentiels. Même les amateurs de films de kung-fu de seconde zone sont, sans le savoir, des disciples de Kurosawa.
L’un des grands mérites de l’ouvrage de Linda Tahir et Christophe Champclaux est d’insister, illustrations à l’appui, sur ces ramifications et sur quelques autres ‒ qui sont signalées ailleurs, mais toujours « en passant », certains adorateurs craignant sans doute de faire injure au maître en associant à son nom celui de disciples moins doués que lui. Allons, c’est oublier que le grand artiste est comme Dieu, un cercle dont le centre est partout et la circonférence, nulle part. Le cinéma de Kurosawa est un genre qui englobe tous les genres. Vous vous trompez quand vous croyez reconnaître, p. 23, Bruce Lee dans une de ses figures caractéristiques : non, la photo n’est pas tirée de La Fureur de vaincre, mais de Sugata Sanshirō, film écrit et produit par Akira Kurosawa en 1965…
FAL
Christophe Champclaux et Linda Tahir, Akira Kurosawa ‒ Les Films historiques, Sirius Éditions, collection Ciné Vintage, février 2018, 49,00 euros (l’ouvrage est accompagné d’un DVD).