Invasion of The Body Snatchers de Don Siegel : il les a vus

Petite enclave américaine, Santa Mira voit sa population s’affoler lorsque certains membres de sa communauté soupçonnent des proches d’avoir été dépossédés de leur identité. Miles Bennel, médecin attitré de la ville, va mener l’enquête.

Pour un large public, Don Siegel incarne le mauvais côté du septième art américain, considéré à tort, comme un partisan des idées les plus radicales émises par les Républicains, en raison de sa collaboration avec Clint Eastwood sur L’Inspecteur Harry. Rabaissé au rang d’adepte de l’autodéfense et des violences policières, le cinéaste a pourtant adopté un discours bien plus nuancé, voire parfois anti-conservateur. Et son savoir-faire, emprunt d’un classicisme digne des grandes heures hollywoodiennes, lui a permis d’accoucher de petits bijoux forts bien conçus, en dépit de moyens limités.

On doit notamment à ce maître de la série B des longs-métrages tels que Les Proies, Tuez Charley Varrick !, Un shérif à New-York, L’Évadé d’Alcatraz et surtout Invasion of The Body Snatchers. Mélange subtil entre science-fiction, horreur, polar et fable politique, ce film constitue non seulement l’un des sommets de sa carrière, mais aussi le chef-d’œuvre des budgets modestes comme aime le clamer Clint Eastwood. Cette démonstration de force résulte autant du talent intrinsèque du réalisateur que du labeur acharné de son trio de scénaristes : Daniel Mainwaring, Richard Collins et un certain Sam Peckinpah se sont évertués à extraire le meilleur de l’excellent roman de Jack Finney.

Grâce à une adaptation culottée de l’ouvrage original, Don Siegel et son équipe ont façonné un thriller implacable, anxiogène à souhait qui inspirera par la suite d’autres transpositions (celles de Philip Kaufman, Robert Rodriguez ou Abel Ferrara), mais également John Carpenter (on pense à The Thing ou à Invasion Los Angeles) et bien entendu la célèbre fiction télévisuelle, Les Envahisseurs. Chacune de ces œuvres reflétera à leur manière, un contexte sociétal glaçant. Or, celui présenté par Don Siegel témoigne d’une époque délétère que beaucoup préféreraient oublier aujourd’hui.

Les envahisseurs

Bon nombre de films de science-fiction des années cinquante, notamment ceux évoquant des invasions extra-terrestres, traite à mot couvert de la Guerre froide, opposant États-Unis et URSS, les martiens symbolisant la menace communiste prête à frapper les foyers américains. Métaphore nationaliste d’une situation préoccupante, cette vision manichéenne de la géopolitique contraste avec celle plus pacifique, proposée par Rober Wise dans Le Jour où la Terre s’arrêta. Quoi qu’il en soit, ces longs-métrages s’accordaient à merveille avec le combat du sénateur Joseph MacCarthy, qui divisa le pays et lança la population dans une terrible chasse aux sorcières (qui n’épargnera pas l’industrie cinématographique d’ailleurs).

Or, pour certains observateurs, Invasion of The Body Snatchers s’érige en pamphlet contre cette purge infâme qui a détruit l’existence de familles innocentes, au nom de la sécurité intérieure. Pourtant, de prime abord, il s’avère périlleux de trancher sur la position de Don Siegel même si de nombreux éléments penchent en faveur de la satire bien pensée. Dans l’excellente analyse Les sentinelles du gris, incluse dans le Blu-ray du long-métrage, Jean-Baptiste Thoret explique à quel point il fut délicat à l’époque de décrypter le message du réalisateur, si bien que les deux camps, pro et anti Maccarthystes se le sont appropriés. Néanmoins, si l’ambiguïté plane par moments sur le film, le doute concernant ses intentions s’évapore au fil de l’action.

L’idée d’une société dont les membres, dépourvus de la moindre émotion, se rangeant à un morne quotidien, afin de répondre à un éventuel bien commun effraie. Lors de l’introduction, tel un lanceur d’alerte contemporain, Miles Bennel essaie désespérément de réveiller ses concitoyens dans le but de repousser l’inéluctable. La traque dont il fait l’objet renvoie aux sombres heures du Maccarthysme. Il faut désormais consommer et s’endormir, face aux injustices si l’on veut survivre. Un projet effroyable élaboré de main de maître par des conspirateurs d’un autre monde qui s’immiscent dans la vie des protagonistes en endossant la peau des êtres aimés. Par ce stratagème, Don Siegel déploie alors son redoutable dispositif paranoïaque.

Paranoïa aigüe

Scène pivot de ce mécanisme implacable, la séquence durant laquelle, Miles prend conscience de l’invasion en dévoilant le drap recouvrant un des spécimens ennemis. Au lieu d’opter pour un gros plan sur le visage de l’être étranger, Don Siegel entretient plutôt le flou tandis que les mouvements de caméra, l’angle choisi et le jeu des ombres rappellent l’ultime moment du Nosferatu de Murnau, quand le vampire se penche sur la malheureuse Mina Harker. Si les rôles sont inversés ici, c’est pour mieux souligner le statut actif du héros, tant qu’il contrôle les événements. La question du contrôle se pose d’ailleurs, que ce soit sur les citoyens, sur notre environnement, sur les libertés et bien plus encore.

La menace insidieuse qui pèse sur le destin de l’humanité instille la méfiance jusqu’à l’exagération. De fait, le cinéaste attise les flammes de l’incertitude, non pas par des procédés illustratifs, mais bien par de menus détails, presque insignifiants qui se démarquent d’une réalité que l’on désire idéale. En s’appuyant sur un danger qui endosse les traits de ceux qui nous entourent, le scénario inocule d’emblée la paranoïa indispensable à la réussite de l’ensemble. Et Don Siegel entretient cette sensation par un technique évolutive presque anodine. D’abord rumeur rapportée, puis fruit d’une hystérie collective supposée, le péril si lointain s’empare des uns et des autres et fait vaciller nos convictions. La crainte s’amplifie et la tâche nocturne dans une cave devient un signe précurseur de l’apocalypse.

Alors que l’investigation de Miles avance à tâtons, tout comme l’intrigue, le metteur en scène décide de précipiter son personnage dans le chaos ! Pourtant, aucun plan tonitruant n’annonce l’anarchie à venir, jusque quelques comportements quelconques, une activité banale et des mots que pourraient prononcer les intimes et êtres chers. Don Siegel calcule, planifie et atteint sa cible en plein cœur avec cet amalgame des genres qui doit autant au film noir qu’au film d’horreur ou de science-fiction. Ce qui explique sa réussite éclatante.

Le médecin était en noir

Médecin d’une ville ordinaire, Miles rencontre non pas la femme fatale mais une force qu’il ne maîtrise pas et ne peut en aucun cas appréhender. Par conséquent, le protagoniste tient plus du privé cher à John Huston ou à Howard Hawks, qu’à un personnage typique de film d’horreur ou de science-fiction, la voix-off contribuant énormément à cette comparaison. Don Quichotte aux prises avec des moulins à vent terrifiants, le bon docteur s’échine à conserver son sang-froid alors qu’il devient l’objet d’enjeux inimaginables et que sa quête de la vérité risque de tout lui coûter, à commencer par sa propre santé mentale. Il faut avouer que peu de détectives ont affaire avec des forces cosmiques dans les films noirs traditionnels.

Les autres genres, science-fiction et horreur finissent par se confondre, tandis que par moment, la narration épouse une atmosphère toute lovecraftienne, indicible. La terreur venue du ciel se conjugue à une insupportable normalité et les excès de violence, peu nombreux, se résument à quelques coups de fourche dans des masses informes ou une empoignade désordonnée, ponctuée par l’administration de drogues paralysantes. L’aspect graphique le plus dérangeant (la mutation et le remplacement) s’opère hors champ et seul le produit final, l’humain désincarné, se dévoile au grand jour, aux yeux des protagonistes.

Pour l’anecdote, Don Siegel détestera le montage définitif, les studios l’ayant contraint à ajouter trois minutes supplémentaires afin d’inoculer quelque espoir à la conclusion. Si cette note entache peut-être le travail de l’auteur, elle n’altère néanmoins ni son aura, ni son audace et encore moins sa conception miraculeuse. Plus qu’un film culte, un modèle.

François Verstraete

Film américain de Don Siegel avec Kevin McCarthy, Dana Wynter, Larry Gates. Durée 120 minutes. 1953. Disponible en DVD et Blu-Ray aux Éditions Potemkine

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