combien, quantième, combientième…
Il est rare que j’interrompe ma lecture à cause d’un mot. Celui-ci est venu me percuter si violemment que j’ai d’abord été gêné, puis dans l’impossibilité de poursuivre le livre. Physiquement.
Pourtant tout était bien aligné pour que ce soit un agréable moment. Un livre offert par ma fille, qui sait mon addiction aux livres dont les livres eux-mêmes sont les personnages principaux. Une histoire d’écrivain qui reçoit un maison pleine de livres en héritage. Une maison d’édition plus qu’honorable. Une jolie couverture. Un moment favorable pour lire dans mon hamac bercé par la douceur du soir couchant.
Mais rien n’y fit : combientième est venu tout mettre à bas.
Je sais bien qu’il est normal de transposer dans un roman, qui est la vie même, le langage parlé, et d’écrire des fautes quand celui-ci est fautif. Effet de realia. Or dans cette histoire le narrateur est le personnage principal, soit « un écrivain renommé ». Reste l’espérance qu’il ne s’exprime pas ainsi !
Peut-être est-ce dans le texte original, traduit du turc, langue dont je n’ai aucune notion, mais quand bien même, puisque traduire c’est trahir, peut-être aurait-il fallu trahir le turc pour respecter le français ? Ou trouver une formule moins urticante et tout aussi populaire ? Après tout, un traducteur doit être en mesure de le faire.
Peut-être le traducteur méconnaît-il la langue française dans ses subtilités les plus absconses ? Mais il est porté à l’information du lecteur qu’il est agrégé de Lettres classiques… Encore une piste qui s’avère aporétique.
Peut-être est-ce une défaillance du correcteur, un vœu de l’éditeur, une affirmation pleine et entière d’un choix esthétique ? Bigre !
Quoi qu’il en soit, à ce jour le livre repose toujours, bloqué à la page 19 sur cette phrase :
« j’ai allumé la je ne sais combientième cigarette de la journée ».
Le mot juste est quantième, même s’il est un peu précieux et, dirait FAL, snob. Disons, élégant, soutenu, pour le moins confiné dans un habit du temps jadis. Habits qui me plaisent, au demeurant. Faut-il toujours se laisser corrompre par les vilains mots d’aujourd’hui ?
Ne pouvait-on pas lire :
« j’ai allumé ma énième cigarette de la journée » ?
voire
« j’ai allumé une cigarette, je ne sais plus à combien j’en étais depuis ce matin ».
Le lecteur contemporain doit supporter les « du coup » et autres hideurs qui de fautes passent dans le langage commun pour l’affadir et le désarmer. Qu’on laisse cela aux journalistes… Je note en passant que Word et les autres références s’encanaillent et tolèrent combientième, quitte parfois à simplement le noter « fautif » ou « familier », mais mon usage de la langue française ne sera pas dicté par un algorithme. L’espoir demeure : le Dictionnaire de l’Académie française s’extrait du cloaque et ne définit pas ce mot. L’ignore, si bellement.
Je reprendrai le livre, qui semble par ailleurs bien intéressant, une fois le bourdonnement dans mon oreille disparu, ma vue revenue, ma quantième colère linguistique apaisée.
Loïc Di Stefano
Enis Satur, La Maison aux livres, traduit du Turc par François-Michel Durazzo, Zulma, octobre 2022, 208 pages, 20,50 euros