La femme et le sacrifice, d’Antigone à la femme d’à côté
Sacrifier, c’est à l’origine sacrifier aux dieux pour obtenir leur grâce. Il s’agit donc toujours d’un appel à un Autre. Être sacrifié c’est accepter d’en être l’intercesseur. Mais qui est sacrifié ? Qui est sacrifiant ? Isaac accepte de se sacrifier, Iphigénie elle aussi finit par l’accepter : d’aimer trop leurs pères ils deviennent les sacrifiants d’eux-mêmes. Quant à Abraham et Agamemnon, en acceptant de sacrifier leurs enfants ils ont sacrifié une part d’eux-mêmes…
Dans ce livre, Anne Dufourmantelle, philosophe et psychanalyste, ne se limite pas aux mythes anciens, elle inventorie les figures actuelles du sacrifice chez les jeunes filles, les amantes, et les mères. Cet écrit a rencontré suffisamment de lecteurs pour connaitre trois éditions depuis 2007.
La jeune fille et la mort

La jeune fille sacrificielle choisit souvent la mort contre la vie : « elle est à cette place antique, contemporaine, où l’idéal tient en échec le réel ». Il faut y voir une tentative de sortir d’un cercle infernal, de s’ouvrir à l’inespéré… Une des figures actuelles en est la jeune fille anorexique. Quand son attachement à la mère n’est pas défait, quand elle est restée inconsciemment dans son ventre, elle se sent en exil d’un paradis perdu : le sacrifice de la vie parait alors bien peu de chose. Elle préfère rechercher un idéal absolu… par la mort. S’opposant aux normes sociales, au valeurs établies, aux attentes de son entourage, elle est autant héroïne que victime… Parfois, au moment de tomber amoureuse, la jeune fille suicidaire rejoindrait un père mythique, en comparaison duquel tout homme se révèlerait défaillant. « Faire alliance avec la mort au nom de l’amour, écrit l’auteure, c’est échapper à la condition féminine qui est d’être envahie, par l’autre jusque dans son corps, pénétrée » … Avec son film Les rêveurs, Isabelle Carré vient de nous alerter sur la multiplication actuelle des suicides de jeunes filles…
La passion hors le monde
Pour l’amante, la séparation, l’amour impossible ou interdit, la violence sont les principales figures du sacrifice. Quand elle se tait, qu’elle accepte l’inacceptable, la femme battue renonce à sa féminité pour un autre qu’elle croit « sauver ». Pas plus que son bourreau elle ne s’estime… Elle s’est désertée de soi-même comme elle l’a été, enfant, par une mère indifférente qui avait fait d’elle son objet, sa petite chose. On pourrait ajouter que l’image de la femme idéale, une et sublime, forgée par notre culture dessert les femmes réelles au lieu de les glorifier : au regard de cette image, elles s’avèrent forcément décevantes…
Le grand amour exige également le sacrifice : ne reconnaissant que lui, tels Roméo et Juliette, les amants acceptent de perdre leur entourage, le monde des autres et leurs lois, il se condamnent à être transgressifs… jusqu’au sacrifice du grand amour par la séparation, la mort, voire la simple disparition du sentiment… La passion « trouve dans l’impossible son pays d’origine et sa terre d’élection, rien ne lui plus étranger que le banal, le quotidien, la répétition ». Les mythes nous le disent : la réalisation pleine de la fusion passionnelle ne peut se faire que dans le sacrifice ultime : la mort.
Le trafic du sacrifice
Concernant les mères, Anne Dufourmantelle parle d’un trafic du sacrifice : « les mères qui se sacrifient pour leur enfant sont dans une logique où elles cessent de vivre pour qu’il vive à leur place, qu’il vive la vraie vie et honore leur sacrifice ». Dès lors qu’il se plie à ce doucereux diktat, l’enfant est aspiré dans un renoncement à soi : là se situe le véritable sacrifice.
Je n’ai fait ici qu’esquisser quelques-unes des thématiques du livre. Elles ont le mérite de nous montrer que le sacrifice n’est pas réservé aux mythes anciens. Si les hommes n’échappent à cette dimension, ne serait-ce que par l’obligation du travail ou de la guerre, il semble bien que dans notre culture la femme fut particulièrement destinée au sacrifice de soi.
Le dernier chapitre du livre est consacré à Virginia Woolf, « qui est entrée dans la rivière les poches alourdies de pierres », Quelques pages auparavant, à propos d’une femme peintre, elle écrit : « la femme sacrificielle, c’est celle qui s’avance jusqu’au bord du territoire qui départage les vivants et les morts ; celle-là fut happée par l’eau ». Et elle ajoute : « mais quelle énergie surhumaine lui aura permis de sauver ses enfants en les ramenant près du bord ? Pour elle-même la force lui aura manqué ». Écrit en 2007, donc. Dix ans plus tard, le 21 juillet 2017, sur une plage près de Ramatuelle, Anne Dufourmantelle plongea pour sauver deux enfants de la noyade. Elle nagea jusqu’à l’un d’entre eux, Guilhem, 13 ans, qui l’entendit murmurer « je suis épuisée » et la vit peu à peu s’abandonner aux vagues, et se noyer… On a dit qu’elle souffrait d’un souffle au cœur qui n’était pas encore soigné. Les enfants étaient sauvés…
Jean-Claude Liaudet
Anne Dufourmantelle, La femme et le sacrifice, d’Antigone à la femme d’à côté, Gallimard Folio Essais, novembre 2025, 336 pages 9 euros
