Ibn Arabi, le voyageur sans bagages

Avec L’Arbre voyageur, Érik Sablé nous offre une histoire incroyable, celle d’un maître spirituel soufi, ayant donné une dimension profonde à l’islam. Voyageur impénitent, Ibn Arbi, a vécu au XIIe siècle, et a accompli de longs périples à travers toute la terre d’Islam.

Érik Sablé, écrivain et traducteur, père d’un nombre considérable d’ouvrage, a été émerveillé à la lecture du livre d’Henri Corbin, L’imaginaire créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, au point de décider, qu’un jour il écrirait son propre texte sur l’existence exceptionnelle de ce sage soufi, né en Andalousie à la fin du XIIe siècle, mais en imaginant, « de façon vivante des moments clés » dans l’itinéraire de ce grand sage.

Dès son avant-propos, l’auteur nous met à l’aise : il n’est pas un spécialiste d’Ibn Arabi, ça n’est donc pas une étude savante, mais « un texte littéraire, subjectif, écrit au fil de l’inspiration ». Voilà finalement une bonne nouvelle. Je trouve qu’il n’y a pas plus rébarbatif quand on aborde la spiritualité et la vie des saints ou des sages, que l’écriture savante et pointilleuse des doctes de l’université, pointilleux sur des détails, mais souvent, négligeant de l’essentiel : l’inspiration créatrice, et parfaitement subjective, que doivent nous inspirer de telles personnes. Nul ne peut s’en emparer. Elles n’appartiennent à aucun, mais offrent au monde, font don à chacun du précieux présent de leur vie et de leur pensée.

Un mouvement perpétuel

Ibn Arabi est un voyageur sans bagages. Entendez par-là, un homme qui a compris que « tout est mouvement dans l’univers », et, qu’à partir de l’instant où tout est en mouvement dans ce monde, « tout est voyage. Et l’être humain ne cesse lui aussi d’être en voyage depuis sa naissance jusqu’à sa mort. » Ibn arabi, par certains aspects, ressemblent à Siddhârta : enfant appartenant à la classe dominante, insouciant et heureux et dont la religion n’était rien d’autre qu’un ornement les jours de fêtes, jusqu’à la rupture à 15 ans, où il lui fallut entrer en solitude, et se réfugier dans une caverne, pour répondre à une sollicitation mystérieuse.

L’islam est une religion du voyage et du désert qui a même prévu de faire les ablutions (qui précèdent la prière) avec du sable. Le sable fluide, minéral, purifie autant que l’eau. »

Ce qui est donc fondamental dans ce livre d’Érik Sablé, très beau et superbement écrit, sincère, simple, humble, conçu pour se mettre à la portée de tous, c’est qu’il nous montre par plusieurs méthodes, que tout dans ce monde confine au pèlerinage, que la route ne peut avoir de fin, que, d’un point de vue « métaphysique », tout est changement dans une existence, et que rien ne peut se répéter, sans quoi, il y aurait « limitation ». À partir de cette grande idée, on saisit mieux le titre de l’ouvrage, L’arbre voyageur, et le sens profond de ce texte : il n’y de bonne vie qu’errante, sans point fixe, sans attaches, la vie de « celui qui passe et n’habite aucune demeure », car, c’est uniquement lorsqu’on marche, que « les signes apparaissent ». Grâce à l’ange, dans la marche, tout devient symbole, et c’est là qu’il s’illumine.

Comprenons alors, qu’il y a que deux types de voyage : le voyage physique, qu’accomplit Ibn Arabi en parcourant tous les pays arabes, et un voyage spirituel, que l’on fait au fond de soi. « Le voyage comme image d’un autre voyage spirituel celui-là » (thème ancien dans le soufisme).

Dieu ou le sens de la vie

Bonne nouvelle, la vie a un sens. Et ce sens, que chacun peut retrouver à l’intérieur de soi, et que l’on retrouve aussi dans l’un des épisodes « les plus mystérieux de la vie du prophète Mohammed : son voyage nocturne ». Érik Sablé nous éclaire sur ce voyage-là, puisqu’une fois la nuit tombée, l’être humain a les moyens de « passer derrière les apparences. »

Dieu est donc partout dans cette histoire, et, dans l’immense œuvre qu’Ibn Arabi nous a laissée, il est tout à fait naturel qu’il ne soit pas absent. On retrouve même des accents pascaliens dans le Dieu d’Ibn Arabi, puisque ce dernier « se présente au croyant selon sa foi particulière » un peu comme le Dieu tragique de Pascal qui se présente à nous en fonction de notre dignité et de notre mérite. Un Dieu, au-delà de tous les noms et de toutes les définitions, sans limite et sans fond, à « l’immensité insondable, inépuisable » et dans laquelle « s’enracine tout l’univers ». Il faut désormais comprendre, qu’il est la vie de la vie, qu’il enveloppe tout le cosmos, et qu’on peut tous se fondre en lui, mais non le mesurer. On croirait lire Spinoza et son Dieu-univers.

On comprend donc assez vite, à la lecture de cet ouvrage éclairant, que suivre Dieu c’est prendre le seul chemin du vrai sens de la vie.

La voie de la perfection

Bien entendu, il ne s’agit pas de confondre le sage soufi avec le fondamentaliste religieux, tels les salafistes. Le soufi est un homme libre. Alors que « les hommes de la lettre et de la lois », plutôt juristes qu’hommes de foi, s’illustrent dans le manque de tolérance et une interprétation bien trop littérale du Coran. Je ne vais pas entièrement vous révéler ce beau passage sur le matérialisme forcené de ces hommes-là, je vous le laisse découvrir par vous-même, en lisant Érik Sablé, mais Luc-Olivier d’Algange, cité par notre auteur, a tellement raison de faire un parallèle juste et efficace entre ces fondamentalistes intégristes et nos matérialistes occidentaux, qu’ils prétendent combattre.

Ce que suit Ibn Arabi, et qu’il nous engage à suivre, c’est la voie de la perfection. Cela me rappelle un autre livre, une autre introduction à une autre pensée, celle d’Ostad Elahi, et qui montre des points similaires. À la fin de sa vie, notre sage soufi s’installe à Damas, qui est le centre de l’Islam. Une cité prospère et un lieu où passent les caravanes. Il y restera seize ans. Jusqu’à sa mort….

Avec la vieillesse, on se retire du mouvement de la vie pour cultiver la sagesse, la mûrir dans le secret du cœur. C’est un moment d’arrêt avant le grand passage. Un crépuscule. Or le crépuscule est particulièrement beau, riche d’une multitude de secrets. Il est fait d’ombres et de lumières mêlées. Il transfigure le monde. »

Je vous laisse sur ces lignes si finement écrites par Érik Sablé, qui se montre être un véritable écrivain, une plume de toute première catégorie, un guide lumineux, pour nous, hommes aveugles et sans sagesse, égarés dans les ténèbres de la caverne et ses ombres insupportables, ses illusions auxquelles nous nous accrochons, apeurés par l’éveil spirituel.

Beau voyage à ceux qui entreprendront celui-ci…

Marc Alpozzo

Érik Sablé, L’arbre voyageur. Un itinéraire de vie avec Ibn Arabi, Almora, octobre 2018, 192 pages, 17 eur

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