Dracula de Bram Stoker: toujours vivant !
La publication d’une nouvelle édition de Dracula dans la collection Folio arrive peu de temps après l’adaptation cinématographique de Luc Besson sortie cet été (adaptation, soit dit en passant, conspuée en France, mais assez largement appréciée par les Anglo-Saxons). On notera toutefois que l’illustration sur la couverture est une photo de Christopher Lee tirée du Cauchemar de Dracula, film réalisé par Terence Fisher et produit par la Hammer en 1958. En fait, tout cela n’a qu’une importance relative et ne relève pas vraiment du marketing : Dracula est un mythe qui traverse les films et les siècles. Tout le monde sait qui est Dracula sans avoir forcément lu une ligne du roman de Bram Stoker, de la même manière qu’on sait qui est Ulysse sans forcément avoir lu l’Odyssée. Et la vraie question est donc de savoir ce qui a fait de Dracula un mythe.

Il y a probablement la forme même choisie par Stoker pour raconter son histoire, qui contraste avec la nature de son sujet. Comme il est rare qu’on rencontre des vampires au coin de la rue, et même au fond des forêts, on peut raisonnablement poser que Dracula appartient à la littérature fantastique. Mais la narration se présente comme un dossier. Point de récit continu : des extraits de journaux intimes de différents personnages, des transcriptions d’enregistrements phonographiques, des échanges de correspondances, des coupures de presse… Le lecteur est donc mis en face d’un matériau brut, un tantinet ennuyeux parfois, mais qu’il est convié à « explorer » lui-même, par lui-même, et c’est lui, le lecteur, qui, qu’il le veuille ou non, confère à cette histoire à dormir debout la réalité qu’a priori elle n’a pas.
L’autre coup de génie de Bram Stoker est d’avoir fait du personnage de Dracula non pas un être immortel, comme on le dit trop souvent, mais une créature undead. Un non-mort, évidemment, cela ne sonne pas très bien en français, mais cela veut dire que Dracula, tout en se distinguant de nous autres pauvres humains, n’est pas si éloigné de nous. S’il n’appartient plus au monde des vivants, il n’est pas non plus tout à fait passé de l’autre côté. De même que nous devons nous nourrir chaque jour si nous voulons continuer à vivre, il lui faut sa pinte de sang quotidienne s’il veut éviter de se dessécher. En fait, personne ne nous a jamais dit ce que deviendrait ce vampire s’il se retrouvait au milieu d’un désert, sans aucune victime à l’horizon qui pourrait lui garantir son shoot. Car, n’ayons pas peur de le dire, Dracula, dont la survie (la sous-mort ?) dépend d’une seule et unique substance, appartient à la catégorie des drogués.
Cela, dira-t-on, ne contribue guère à faire de lui un mythe populaire, mais il existe une autre manière, plus noble, de voir les choses : le comte aux longues dents n’est après tout qu’une métaphore de l’œuvre d’art. Prenons ici, puisqu’il a inspiré tant de films, l’exemple du cinéma. La caméra vole, sinon le sang, du moins l’image des gens qu’elle filme, lesquels ne manquent pas de mourir un jour. Mais ils sont non-morts dans la mesure où chaque projection leur redonne vie bien après leur disparition. Même chose pour la littérature. L’auteur et les personnages dont il s’est éventuellement inspiré ont tiré depuis longtemps leur révérence, mais chaque lecteur vient redonner vie au texte – en conférant même à celui-ci, dans certains cas, un sens nouveau, pour ne pas dire un sang neuf.
Luc Besson a d’ailleurs bien senti cela puisque, reprenant une idée qui restait un peu vague dans la version Coppola, il fait venir son Dracula à Paris (et non plus à Londres) au moment précis où apparaît le cinématographe. Les vampires ne peuvent donc pas vivre ailleurs que dans les ténèbres, mais que ne doivent-ils pas aux Frères Lumière !
FAL
Bram Stoker, Dracula. Traduit de l’anglais par Alain Morvan, Gallimard Folio Classique, 672 pages, octobre 2025. 4,60 euros.
