Ça va de soi, l’amour noir
Un acrobate de la langue
En exergue d’un chapitre, je trouve cette résolution qui résume le programme du livre : « écrire des variantes toujours plus inutiles du néant dont nous, les écrivains, sommes l’invisible incarnation ». Signé Hubert Aquin, extrait d’un article, « La mort de l’écrivain maudit », tiré de ses Blocs erratiques.
Connaissant les facéties de mon auteur, j’ai cru un instant qu’il s’agirait d’un certain Uber Taquin, écrivain indépendant, inventé de toutes pièces, mais non ! C’est que le livre dans lequel je trouve cette perle et dont je suis censé rendre ici compte, ça va de soi, fait varier la langue dans ses grandes et petites largeurs. Les dizaines de dessins qu’Ahmed ben Dhiab a tracés et égrenés au fil des pages s’en fait l’écho de façon ironique et finement barbare. L’auteur évoque en quelque page un souréalisme, en effet : il vaticine, sort du chemin lexical, autrement dit il associe librement, il écrit comme ça pousse, sur un mode automatique. On pourrait dire aussi que, branché en direct sur l’inconscient langagier, il cultive les lacaneries – ce qui soulèverait chez lui de véhémentes protestations, je l’entends d’ici… Ce n’est pas lui qui s’égarerait dans des voies théorétiques, il aime le brut de brut, il estime sans doute que la vérité du roman est dans le roman, pas ailleurs. à moins que, plutôt mégalomane, il ait tenté, joycif en diable, de poursuivre quelques finneganeries… Car l’auteur collectionne les jeux de mollets, pas trop cuits mais parfois recuits, tant il travaille, par amalgames et retournements, les locutions communes en lesquelles nous sommeillons trop souvent en toute complaisance, qu’on en juge :
Le comique, par ici, l’amour noir, paraît-il, la descente aux envers, contrebande pariétale et raccourcis millénaires de papiers gras pour un carnaval de fringants délits, de colifichets du sarcasme mêlés aux squelettes des paléontologues dans les futuroscopes : on invoque les suceurs de dieux, avec louches crochets, lames cinglantes, mandat de psauméfaction qui poussent la Roue déglinguée en stridulant des notre-père-qui-êtes-essieu comme s’il s’agissait de joyeux élus.
Ainsi voltige un certain Éric Nival, acrobate facétieux, grand chercheur et trouveur de jubilation langagière, nouveau venu sur la scène littéraire – jusqu’alors apparu dans certaines fictions d’un certain Ghislain Ripault, celui-ci ayant préféré lui passer le plumeau (l’écriture erratique de Nival venant ici déteindre sur la mienne : la joie qui baigne le livre en son entier est contagieuse) … Une joie acrimonieuse venant égayer le néant sus-dit. Une gouaille, de celui qui ne se laisse pas conter par les divers storytellers qui nous veulent tous du bien, et même le nôtre tant qu’à faire, il s’attelle à faire le décompte de nos horreurs (j’en passe !) et d’en rire – bien qu’en s’en tordant les boyaux. Le rire, comme on sait, est le propre du désespéré.
Un auteur not-to-be
L’ensemble du livre déroulant, donc, une hilare dénégation qui ne devait, fort logiquement, avoir comme auteur qu’un fictif :
Compter sur N. [entendez : Nival] comme Not-to-be s’il s’agit plutôt de préférer un détour.
Ce qui nous renvoie au titre du livre, ça va de soi : on ne saura pas vraiment de quel “soi” il s’agit. Ainsi va la mort de l’auteur, non pas celle du théoréticien Barthes (qui infiniment aspira au roman sans jamais l’écrire, en lui l’auteur fut mort-né), mais plutôt celle de l’habituel JE proférateur, sujet plein de lui-même, révélant par la voie littéraire, à nous pauvres lecteurs, nos vérités. Pour écrire les variantes du néant, comme on a dit, encore fallait-il (si l’on souhaitait éviter les flagorneries du romancier moyen) ne pas être ! Les surprises du texte s’accommoderaient mal d’un auteur bien calé dans ses histoires avec un début et une fin, ainsi que les décrivent les écoles du commerce des récits.
À ce propos une anecdote vraie (je le jure !) : j’ai entendu récemment des primo-romanciers, tous publiés chez de gros et grands éditeurs, ils avaient tous suivi une formation universitaire à l’écriture créative (!), être unanimes sur un point : la plus grande lecture de leur vie, celle qui les avait marqués à jamais… était celle d’Harry Potter.
Le livre est décrit dans sa préface comme un “vherbier”. Il s’agit en effet de fleurs diverses, parfois rencontrées dans les champs littéraires, comme autant de trouvailles, de sensations, de réflexions critiques, de bonheurs surgissant au hasard que l’auteur (s’il fut ?) a collectionné en ces pages. à croire qu’il existe des fleurs du néant… et si leur beauté nous faisait différer les catastrophes ?
Mathias Lair
Éric Nival, ça va de soi, postface de Ghislain Ripault, dessins d’Ahmed ben Dhiab, Rhubarbe, janvier 2023, 308 pages, 22 €