« C’était mieux avant ! » Michel Serres

Le calendrier de l’avant

Dans son manifeste C’était mieux avant !, le presque nonagénaire Michel Serres démontre que  ceux qui voudraient nous convaincre que passé est synonyme d’âge d’or nous vendent des bijoux en toc.

Le Progrès nourrit un serpent dans son sein. Et ce serpent, c’est l’allongement de la durée moyenne de la vie humaine. Concrètement, cela veut dire de plus en plus de vieillards. Or, pour des raisons si évidentes qu’il n’est guère besoin de les développer ici, rares sont les vieillards prêts à reconnaître que le passé qu’ils ont vécu ne valait pas le présent qu’ils vivent. Cette chose la mieux partagée du monde qui s’appelle l’orgueil fait qu’aucun de nos frères humains n’est prêt à renier tout un pan de son existence. Moins on était maître de son destin, plus on veut croire qu’on l’était (ou alors, on préfère se taire). Avouer qu’une machine aujourd’hui puisse réaliser une opération mille fois mieux qu’un homme il y a cinquante ans ? Pas question. C’est humiliant.

Heureusement, il existe malgré tout quelques vieillards indignes, parmi lesquels Michel Serres, qui n’oublie pas d’ajouter un point d’exclamation ironique à la formule « c’était mieux avant » quand il la reprend pour en faire le titre d’un ouvrage. Avant, comme il dit, il y était. Comme tant d’autres avec lui ? Sans doute. Mais il a une supériorité sur les autres : avant de rejoindre l’intellocratie et d’être admis à l’Académie française, il a été un petit gars de la campagne, et il se souvient.

Oui, C’était mieux avant ! n’est au fond rien d’autre qu’un livre de souvenirs, mais à ne pas confondre avec les « Je me souviens » mécaniques et gratuits de Perec (franchement, quel lecteur de vingt ans peut comprendre ce dont parle celui-ci quand il se souvient d’Auteuil Bon Cinéma ?). Non, ce petit ouvrage de quatre-vingts pages est plutôt une espèce de manuel destiné à remettre les idées de certains en place pour les aider à mieux apprécier leur bonheur, l’ironie consistant à énumérer très objectivement, sans les commenter, les très riches horreurs du temps jadis. Deux ou trois exemples ici suffiront. La démocratie ne se porte pas bien de nos jours ? C’est possible, mais se portait-elle vraiment mieux quand elle était défendue par Robespierre, Hitler, Staline ou Mao Tse-toung (il ne s’appelait pas encore Zedong) ? La traçabilité de notre nourriture laisse souvent à désirer ? Certes, mais la nourriture qui venait de la ferme d’à côté, et qui était donc parfaitement traçable, était-elle pour autant plus saine ? Quand le fermier voisin avait une vache contaminée, il ne se hâtait pas ‒ manque de moyens ou tout simplement ignorance ‒ d’appeler le vétérinaire, et, après avoir bu un banal verre de lait, on pouvait se retrouver, comme ce fut le cas pour Serres, victime de la fièvre aphteuse, qui vous met la bouche dans un tel état qu’il est pratiquement impossible de manger ou de boire quoi que ce soit quinze jours durant. C’est vrai, on ne mourait pas de cette fièvre aphteuse, mais l’on pourrait aussi parler de ces maladies qu’on guérit aujourd’hui avec une simple piqûre, et qui entraînaient inéluctablement la mort il y a cinquante ans encore

Le clou de cet âge d’or qui suscite en nous tant de nostalgie, ce sont, c’étaient les conditions sanitaires. Ancien pensionnaire du vénérable Lycée Louis-le-Grand, Serres se souvient avec émotion de cette douche à laquelle lui-même et ses camarades avaient accès une fois par semaine, à cinq heures du matin, pendant vingt minutes. (Nous partageons son émotion, puisque nous pouvons témoigner que, deux décennies plus tard, les conditions étaient restées les mêmes dans le même vénérable établissement. Nous ajouterons simplement que, pour le brin de toilette du matin, l’eau chaude/tiède ne coulait des robinets des lavabos qu’entre 7h30 et 7h45.)

Il ne s’agit pas ici de ricaner. Les conditions que nous venons de décrire étaient sans doute ce qu’on pouvait faire de mieux à l’époque avec les moyens dont on disposait. Mais haro sur tous ces menteurs ou tous ces amnésiques qui voudraient nous persuader que nous avons perdu au change. 

Allons, dira-t-on, pourquoi tant de hargne, puisque ces affirmations absurdes sont issues uniquement de quelques cerveaux séniles ‒ même si, comme nous l’avons dit, la place des seniors s’accroît un peu plus chaque jour dans la pyramide des âges ? À vrai dire, si cette affaire ne touchait que ces vieilles barbes, elle ne mériterait même pas d’être signalée. Mais le danger est que la litanie du déclin risque de « déteindre » sur les jeunes gens. À force d’entendre — ne serait-ce qu’indirectement, à travers des expressions telles que « une baguette tradition » chez le boulanger ‒ que c’était mieux avant, un jeune homme (ou une jeune fille) est naturellement amené à penser que ce sera forcément moins bien demain qu’aujourd’hui.

De fait, oui, c’était mieux avant — quand on croyait encore que le futur était un avenir qui restait à construire et que le progrès avançait dans le bon sens.

 

FAL

Michel Serres, C’était mieux avant ! Le Pommier, « Manifestes », août 2017, 84 pages, 5,00 euros

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