« Chaos » de Mathieu Brosseau

« Rien n’est jamais assez vaste »

Si les personnages de psychopathes, de timbrés, d’hallucinés et de forcenés en tous genres ainsi que les récits asilaires foisonnent dans la littérature mondiale, il n’est par contre pas monnaie courante de rencontrer un romancier qui sache avec justesse écrire la folie. Certes, Antonin Artaud en France, André Baillon en Belgique surent faire œuvre de leur propre aliénation mentale, soit pour l’un, dans des carnets intimes où la prose se mue en impénétrables glossolalies, soit à l’exemple de l’autre, dans des narrations où un double fictionnel endosse une fêlure profonde et le discours, les visions, les fulgurances qu’elle suscite.

 

Mais un écrivain sain d’esprit – d’aucuns décrèteront, à juste titre peut-être, qu’une telle créature n’existe pas – peut-il parvenir à un tel tour de force ?

Le quadragénaire Mathieu Brosseau, qui n’est apparemment pas encore entravé par la camisole de force, a réussi son coup, en misant non pas sur le style (rien de plus artificiel que ceux qui confondent folie et poésie, et forcent le langage soi-disant inspiré de la première pour atteindre à la seconde), mais sur la voix. Dans Chaos, le lecteur aura beau chercher le narrateur, il ne parviendra jamais à le situer exactement, car le brouillage entre monologue intérieur et point de vue externe obéit à une dynamique troublante et parfaitement maîtrisée à la fois, qui englobe le lecteur, le retient prisonnier – ou plutôt en fait un « patient de son plein gré », comme certains personnages de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Les phrases sinuent entre les esprits d’un trio : la Folle internée depuis dix ans dans la chambre 2666, l’Aînée, sa sœur jumelle, et l’Interne en obstétrique qui, s’intéressant à la question de la gémellité, va faire se retrouver ces deux femmes si éloignées, si dramatiquement identiques. La puissance de ce texte réside donc dans le fait qu’il délire continûment sans jamais sombrer dans la bouillie langagière, la singerie de l’insensé, bref la gratuité verbomotrice.

 

 

Car la Folie, et Brosseau l’a compris, n’est qu’un excès maladif de logique. La Cadette porte la sienne dans cette « tête poreuse » qui lui fait poser sur l’univers qui l’environne un regard (extra)lucide. L’Interne également, lui qui pendant toutes ses années d’enfance avait rêvé qu’une sorte de rongeur du désert venait le mordre entre le pouce et l’index droits, chaque nuit, à 4h11 très exactement. Et l’Autre Ville qu’on devine au-delà de la fenêtre, et le Monde sur lequel plane une immense masse placentaire sanguinolente, et ces

 

millions d’hommes [qui] vivent la même vie que lui, tous, tous possédés par le même esprit, le même grillage, le même plan, la même stratégie du gain, la conquête de ce qui n’existe pas encore… »

 

Et au bout de toutes ces logiques qui se percutent, s’épousent et se déprennent, s’observent en miroir et en arrivent à se confondre, une seule conclusion : « Vivre ne sert qu’à ça → voir les rêves dans la vie. » CQFD (Ce Qu’il Fallait Démonter).

 

Frédéric Saenen

Mathieu Brosseau, Chaos, Quidam, 166 pages, 18 euros

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