Victor Segalen en Pléiade
Lorsqu’il s’est éteint, assis contre un arbre de la forêt de Huelguat le 21 mai 1919, alors qu’il n’avait publié que trois livres assez confidentiels, pouvait-il imaginer qu’il entrerait au panthéon des écrivains français ? Victor Segalen (1878-1919) fait donc son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il a déjà eu les honneurs de la collection « Bouquins » chez Robert Laffont, d’une université portant son nom, mais La Pléiade, c’est quelque chose de plus solennel encore. Lui qui fut médecin et homme au long cours est passé à travers le XXe siècle par quelques rares qui maintenaient la flamme. Deux ouvrages, tout de même, lui permettaient d’espérer une postérité : Les Immémoriaux, qui condense son expérience en Océanie sur les traces de Gauguin, et Stèles, ce chemin poétique qui condense son expérience en Chine. Car ce Breton parti aux quatre vents n’aura de cesse de se confronter au Réel et de tirer, de ses voyages, la plupart de ses œuvres.
L’exote
A contre courant du regard occidental habituel et de Paul Claudel, qui regarde la Chine à travers la fenêtre de son bureau à l’ambassade — manière d’être altière —, Victor Segalen arpente les terres. Il forme le terme d’exote, dans son Essai sur l’exotisme, où il inverse les données habituelles et se fait l’anthropologue de sa propre expérience. Non, le monde nouveau qu’on découvre n’est pas altéré par soi, c’est l’inverse. Et donc l’aventurier est modifié par le lieu
Toute cela détermine la position de Segalen dans le monde. Et, de la même manière, définit aussi son principe esthétique. C’est en arrivant en Océanie, un peu trop tard pour y rencontrer Gauguin, qu’il prendra d’abord conscience de cette vérité terrible : médecin venu apporter son art pour soigner les populations, c’est la vermine et la maladie qui se déverse de l’aviso La Durance sur lequel il navigue. La civilisation, c’est d’abord la mort.
Cette mort, il va l’affronter encore, en Chine. Il va organiser des expéditions archéologiques, au milieu des champs et sous le regard étonné des paysans. Il va extraire du passé des monuments importants. Et c’est sur ce principe, du « chemin de l’âme », qu’il va construire son œuvre centrale, Stèles, comme un enfouissement dans le pays arpenté et dans la mort.
L’écrivain
Admirateur de Rimbaud et de Saint-Pol-Roux, Segalen est un fils du symbolisme. Mais il forgera son propre art poétique. Celui-ci aura une règle fondamentale : adopter la forme qui traduira le parcours même du texte poétique. Car chaque œuvre est aussi un livre complet et une aventure. Et chacune retranscrit sa propre aventure. En Polynésie, en Chine, au Tibet, c’est toujours sur les traces d’un passé enfoui sous ses propres pas qu’il va construire ses récits. Toujours se confronter au réel, appliquer les principes de l’immédiateté et de la stupéfaction naïve pour se laisser emporter par ce réel-même. Thibet Stèles, Les Immémoriaux fonctionnent sur cette exigence : se laisser convaincre et absorber par l’autre et rester toujours, dans chaque écrit, exote.
Mais Segalen est aussi un essayiste. Et sa vision « critique » est particulièrement intéressante. Qu’il s’agisse de son essai sur Rimbaud ou de ses travaux théoriques en archéologie, de son admirable texte sur le double, Victor Segalen montre que la pertinence de son esprit. Un esprit curieux, porté par l’appel du monde comme tout Breton ouvert aux confins.
une édition pour les segaleniens…
Victor Segalen est de ces rares écrivains qui ne trouveront jamais le grand public. Parce que son œuvre est altière, exigence avec elle-même aussi bien qu’avec ses lecteurs. Et c’est sans doute ce qui le fera durer, au-delà des modes et des temps. Cette édition en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade est à la fois d’une richesse documentaire admirable mais aussi, petit pêché d’un spécialiste qui pense l’œuvre sienne, certains textes sont très étrangement présentés, à l’image de l’Essai sur l’exotisme qui semble exclure les non initiés.
C’est peut-être cela que cherchait Christian Doumet, à l’inverse d’Henry Bouiller le premier biographe de Segalen et celui auquel on doit tant pour l’enthousiasme à lire le poète : laisser Segalen un peu hors de portée… L’approche d’autres, dont Jean-François Louette dans sa présentation des Immémoriaux, est beaucoup plus convaincante.
Il reste une belle édition en deux volumes des œuvres de Victor Segalen. Quel plaisir d’avoir lu d’abord chez Rougerie et Fata Morgana des textes qu’il fallait aller dénicher pour enfin voir cette consécration !
Loïc Di Stefano
Victor Segalen, œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », novembre 2020
- tome I : 1232 pages,
Ce volume contient : Journal des îles — Gauguin dans son dernier décor — Le Double Rimbaud — Les Immémoriaux — Sur une forme nouvelle du roman ou un nouveau contenu de l’essai — Briques et tuiles — Stèles — Un grand fleuve — Odes.
Edition de Christian Doumet avec la collaboration d’Adrien Cavallaro, Jean-François Louette, Andrea Schellino et Maud Schmitt. Préface et notes de Christian Doumet.
- tome II : 1312 pages,
Ce volume contient : Équipée — Peintures — René Leys — Essai sur soi-même — Dossier « Imaginaires » — Le Fils du ciel — Essai sur l’exotisme — Thibet — Hommage à Gauguin.
Édition de Christian Doumet avec la collaboration d’Adrien Cavallaro et Andrea Schellino
On consultera avec fruit le site de l’Association Victor Segalen