« Compléter les blancs », de son retour parmi les vivants

couverture de Compléter les blancsPerdre sa place dans le temps

Quelques recherches de surface sur l’écrivain japonais Keiichirô Hirano apprendront au curieux que ses influences majeures sont Mishima et, référence plus inattendue, Mircea Eliade ; deux œuvres qui auront permis à ce quadragénaire de talent de s’affronter au concept de tradition, nationale comme primordiale.

Mais, à plonger dans l’imposant Compléter les blancs, c’est plutôt à la veine du réalisme magique que le lecteur sera tenté de rattacher ce vaste roman, voire à l’un de ses représentants les plus éminents en France, à savoir Marcel Aymé.

En effet, la situation initiale, alors qu’elle prend place dans le cadre aseptisé et banal d’un couloir d’hôpital puis d’un bureau de médecin, a tôt fait de déboucher sur l’inconcevable, pourtant ici conçu, sur l’inadmissible, qu’il s’agit toutefois d’admettre puisque nous sommes « en roman ». Le patient affichant bonne mine qui se présente ce-jour-là au Docteur Terada ne vient pas pour se faire soigner. Non, Tsetsuo Tsuchiya désire simplement infirmer un constat posé trois ans plus tôt par le chirurgien qui autopsia son cadavre, et lui apprendre qu’il est ressuscité.

La mécanique narrative peut s’enclencher et, quelque aberrante que soit sa prémisse, obéir à une logique intrinsèque sans faille. Tsetsuo n’est pas le seul dans son cas, au Japon et dans le monde. Un phénomène inexpliqué ramène sur terre certains défunts qui n’ont aucun point commun, à commencer par celui des circonstances de leur décès. La majorité des revenants ayant succombé à des accidents ou à une mort naturelle, Tsetsuo semble, lui, faire figure d’exception, dans la mesure où il s’est suicidé en se jetant du toit du siège de son entreprise…

Sa quête sur le pourquoi de son retour parmi les vivants se double dès lors d’une véritable anamnèse de son acte. À quand remonte-t-il ? Qu’est-ce qui l’a véritablement provoqué ? D’emblée, Tsetsuo rejette l’idée qu’il se serait supprimé par désespoir, alors que toutes les conditions à son bonheur étaient réunies au moment de sa plongée dans le néant : réussite professionnelle boostée par un récent projet mené à bien, mariage heureux avec la charmante et délicate Chika, paternité radieuse avec son jeune fils Riku… Tsetsuo se convainc donc qu’il a été assassiné. L’ombre qu’il se souvient vaguement avoir senti peser derrière lui avant le geste fatal, n’était-elle pas celle du vigile Saeki, personnage aux propos glaçants et nihilistes, avec qui Tsetsuo s’était justement disputé quelques semaines auparavant ? Ou alors appartient-elle à l’ancêtre trop tôt disparu, son propre père, mort lui aussi à 36 ans ?

Le vide en question

Le tourment qui ronge Tsetsuo tout au long de son interrogation (néo-)existentielle est inversement proportionnel à la limpidité du récit, dont les épisodes s’enchaînent sans incongruité, surtout sans jamais verser dans un fantastique zombiesque de bazar. Les lecteurs avides de sensations fortes déploreront à cet égard le manque de férocité, de distance ironique qui sied au genre ; notons qu’en contrepartie, l’auteur ne s’est jamais complu dans la gravité sentencieuse ou pathétique souvent de mise dans les fictions métaphysiques. Ce roman questionne bien le vide, comme le signale la quatrième de couverture, mais davantage encore la vie, ce « plein » éphémère de l’être. Il offre des pages qui résonnent longtemps à l’esprit à propos de la présence et l’absence, de la valeur du dialogue avec ceux que nous aimons, de l’énergie à être au monde et à y demeurer malgré tout, enfin du thème qui fait tout grand écrivain, le rapport au temps.

Bien qu’issu d’un membre d’une société « camisole de force » comme la qualifiait l’écrivain Masao Miyamoto, où le suicide est un problème de grande ampleur, ce livre touche à l’universel de notre mortelle condition, à l’heure où l’obsession transhumaniste bourdonne dans tous les champs de la recherche. Il constitue de surcroît un tour de force littéraire : voici un roman hyper-intimiste de près de 450 (longues) pages, d’une intensité sans relâchement, d’une substance jamais délayée, d’une mise à l’épreuve des mots et du langage dénuée de bavardage, et qui classe son auteur parmi nos contemporains capitaux.

Frédéric Saenen

Keiichirô HIRANO, Compléter les blancs, traduit du japonais par Corinne Atlan, Actes Sud, mai 2017, 447 pages, 23 euros

 

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